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les noms anglais se mêlèrent aux noms hollandais pour les vigies, les pointes et les dangers; puis peu à peu tous devinrent anglais, montrant ainsi quels avaient été les premiers pionniers de cette route. Grâce au ciel, le pavillon britannique n’est plus le seul à flotter aujourd’hui sur les nombreux navires avec lesquels nous remontons de conserve vers le nord, poussés par les tièdes brises de la mousson de sud-ouest. Nous longeons ainsi d’abord les côtes basses et marécageuses de Sumatra, puis la chaîne de balises naturelles qui relie le détroit de Banca à celui de Rhio; nous laissons rapidement derrière nous les verts îlots semés entre Rhio et Bintang comme un collier d’émeraudes égrené à la surface des flots, et nous voyons enfin à l’avant les falaises rouges qui signalent l’approche de Singapore. C’est le terme du voyage, ou, pour mieux dire, le point de départ de notre nouvelle campagne.

Singapore, 16 juin.

Je ne crois pas qu’aucun peuple ait poussé la prévoyance plus loin que le peuple anglais dans le choix des positions maritimes qu’il s’est assurées sur toutes les mers du globe. C’est ainsi qu’une fois l’importance de la route de Chine démontrée, il voulut en posséder tous les jalons, et s’empara successivement de Ceylan, de Pulo-Pinang, la clé du détroit de Malacca, de Malacca lui-même, si déchu de son antique splendeur, mais encore plein des souvenirs héroïques du grand Albuquerque, puis de Singapore, et enfin d’Aden en 1840, lorsque les progrès de la vapeur eurent définitivement consacré les avantages du transit par Suez. La fondation de Singapore ne remonte qu’à 1819. Elle est due à sir Stamford Raffles, qui avait été frappé de cette incomparable situation géographique lorsqu’il gouvernait l’île de Java, occupée par les Anglais pendant les guerres de l’empire. Peu lui importait que le territoire fût grand ou petit, le pays plus ou moins peuplé : il ne s’agissait que de créer un entrepôt, et certes, dans le réseau compliqué des détroits qui séparent les mers de Chine de l’archipel malais, aucun point ne pouvait être mieux choisi; c’était, que l’on me pardonne la trivialité de l’expression, l’idéal de l’auberge maritime. Il en coûta à la Grande-Bretagne une somme de 300,000 fr., plus une rente viagère de 80,000 francs au sultan de Johore, plus une autre rente de 50,000 francs à ses descendans. Aujourd’hui, ainsi que l’avait pressenti le génie de Raffles, le misérable village malais de 1819 est devenu une ville de 90,000 âmes, offrant annuellement, tant en importations qu’en exportations[1], un mouvement commercial de plus de 300 millions de francs.

  1. Singapore n’étant qu’un entrepôt, les exportations n’y sont naturellement pas indigènes. L’île est trop petite d’ailleurs pour donner lieu à des récoltes bien importantes, et elle ne produit pas actuellement autre chose que d’assez faibles quantités de gomme, de poivre et de muscade. Il est à noter cependant que ses forêts ont fourni à l’Europe les premiers échantillons de la gutta-percha, qui rend journellement des services si variés à l’industrie. Les Malais l’employaient comme glu dans leurs pièges de chasse, et sa ténacité était telle que, d’après le colonel Low, un tigre même en avait été victime. On avait enduit de gutta-percha la proie destinée à l’animal et une certaine quantité de paille de riz répandue tout autour. Le monstre, furieux de sentir sa mâchoire engluée et paralysée, se roula sur la paille avec rage, et, celle-ci s’attachant à son corps, il fut alors facilement achevé. Malheureusement, par suite de l’accroissement continuel de la consommation, l’île de Singapore est aujourd’hui dépouillée des arbres auxquels on doit ce précieux produit.