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par 9 ou 10 millions de musulmans; maîtres chez eux, propriétaires du sol, plus forts parce qu’ils seront concentrés, — relevant une de leurs anciennes capitales, Brousse, Nicée, Iconium ou Damas, — ouvrant au commerce de l’Angleterre et de l’Occident des ports francs sur toutes les côtes, les Ottomans auront encore un vaste empire à cultiver et à repeupler. Enfin l’Egypte formera une arrière-ligne; elle sera l’alliée naturelle des Ottomans contre les Russes; comme aujourd’hui, les deux puissances réunies pourront armer quatre cent mille soldats. Ainsi démembré ou plutôt reconstitué, l’Orient n’opposera pas seulement aux idées de conquête une résistance sérieuse; il leur opposera cette force morale que donnent le droit, un même sang, des frontières naturelles et par suite le patriotisme. La politique de l’Europe est d’aider une si juste transformation par des secousses discrètes, avec ménagement, mais avec constance; autrement tout éclatera au moment où l’Europe sera le moins capable de modérer cette inévitable révolution. En vain le gouvernement français, qui prétend ne s’occuper que de l’exposition universelle, a signifié aux Grecs son indifférence et son mauvais vouloir; d’autres gouvernemens les soutiennent et prendront le rôle plus généreux qui nous appartenait jusqu’à ce jour. — Les Anglais, engagés par leurs propres bienfaits, protègent secrètement les Crétois, forment un comité philhellénique, et vendent des armes aux Thessaliens[1]; les Américains ne cachent ni leurs dons ni leurs vœux, et voudraient envoyer des frégates sur les côtes de la Crète. Le gouvernement italien laisse partir prudemment pour la Grèce les volontaires de Garibaldi. Le gouvernement hellénique excite partout la révolte; on assure qu’il rassemble des troupes sur les frontières de la Thessalie. La Russie enfin continue à exalter chez les Grecs l’ambition et l’amour de la liberté. Au moment où les Crétois prenaient les armes, voici comment s’exprimaient les journaux russes[2] : « La question d’Orient ne peut être résolue que par ces mêmes populations chrétiennes dont la vigueur et la vitalité sont telles qu’elles ont résisté à des siècles de souffrance et de servitude. Les puissances occidentales chercheront à se les attacher ; elles les aideront à lever le drapeau de leur indépendance, elles se feront les champions de leur liberté. Ceux qui connaissent la Russie savent que nous ne mettrons aucun obstacle à la réalisation de ce projet, s’il existe….. Toute acquisition territoriale nous est inutile, et notre seul désir est le bien-être, la liberté de ces populations, qui sont liées à notre patrie par le sang ou la religion. »

  1. M. Erskine, ministre d’Angleterre à Athènes, a même poussé le zèle si loin, qu’il s’est attiré un désaveu dont la valeur est aisément appréciée.
  2. Correspondance russe de Saint-Pétersbourg, 18 septembre 1866.