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adressa en même temps une lettre particulière très flatteuse, pressante surtout, où perçait même une pointe de menace. Il était absolument nécessaire, lui écrivait-il, qu’il accompagnât le saint-père à Paris; toutes les personnes influentes attachaient le plus grand prix à ce voyage. Un refus serait attribué non pas au pape, mais à lui seul[1].

L’adhésion à la demande du futur empereur ne parut point à Rome aussi simple que le légat se l’était imaginé, ou peut-être avait fait semblant de s’en flatter. Le premier mouvement avait été celui d’une visible répugnance, mêlée de quelque surprise et de beaucoup d’épouvante. A Rome, on n’était point tout à fait de l’avis du représentant du saint-siège, qui, le 6 mai, lorsque la terre était encore toute fraîche sur la tombe du fusillé de Vincennes, parlant pour la première fois de la prochaine élévation de Napoléon à l’empire, mandait ingénument à Consalvi : « Ce qu’il y a de vraiment singulier dans le grand événement qui se prépare, c’est le calme parfait avec lequel cette affaire marche à son accomplissement[2]. »

Combien différente, quoi qu’en dise le cardinal, était l’impression ressentie à Paris, en France et dans l’Europe tout entière, à la suite de l’horrible catastrophe qui avait mis fin à la vie du dernier descendant des Condé ! « L’effet en fut tel sur les cabinets étrangers, dit avec raison M. Thiers, qu’on ne s’écarte point de la vérité rigoureuse en assurant que cette catastrophe devint la cause principale d’une troisième guerre générale. » Il est triste de constater cependant que, tandis que les cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin s’en étaient émues et n’avaient point caché leur douleur et leur désapprobation, le silence, un silence prudent et absolu, s’était fait précisément du côté où le sentiment public s’attendait à voir surgir les plus vives protestations. La branche des Bourbons qui régnait à Madrid, non contente de se taire, redoubla d’attentions et de servilité envers le meurtrier du duc d’Enghien. A Vienne, le chef de l’empire germanique, dont le territoire avait été violé pour arrêter le malheureux prince, prit la peine d’assurer lui-même à M. de Champagny qu’il comprenait les dures nécessités de la politique.

Nous aurions aimé à trouver trace quelque part soit d’indignation, soit de colère, soit de pitié dans les documens émanés de Rome. Par malheur, au Vatican on ne dit rien, officiellement du moins. Dans la correspondance du cardinal Caprara, dans les dépêches de la chancellerie pontificale, dans les mémoires du cardinal Consalvi, le nom du duc d’Enghien n’est pas prononcé; pas une

  1. Lettre particulière du cardinal Caprara au cardinal Consalvi, 13 mai 1804.
  2. Le cardinal Caprara au cardinal Consalvi, 6 mai 1804.