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dépossédés. M. Cousin nous a raconté cela bien souvent. C’était au mois d’avril ; ni lui ni son illustre collègue n’étaient préparés pour un enseignement de cette importance : il ne restait d’ailleurs que peu de temps, deux ou trois mois à peine, jusqu’aux vacances. Les deux professeurs hésitèrent un instant, et pensèrent à remettre l’ouverture de leurs cours à la rentrée suivante ; mais qui pouvait assurer que le mouvement libéral durât jusqu’à cette époque ? Ne fallait-il pas au contraire profiter du moment, prendre acte de la concession du pouvoir et user de la parole qui était rendue ? M. Cousin et M. Guizot s’arrêtèrent à cette résolution ; ils ne voulurent pas même retarder l’ouverture de leurs cours, et se hasardèrent à une improvisation qui leur était rendue facile par la profondeur de leurs études antérieures : cette hardiesse nous valut deux beaux livres : l’Histoire de la Civilisation en Europe de M. Guizot, et l’Introduction à l’Histoire de la Philosophie de M. Cousin. En même temps un troisième professeur, dont le succès n’avait jamais cessé, entreprenait son tableau devenu classique de la littérature française au XVIIIe siècle.

Rien aujourd’hui ne peut nous donner une idée de l’éclat et de l’émotion que produisit en France et même en Europe ce triple enseignement où toutes les idées modernes s’introduisaient pour la première fois dans les chaires publiques, propagées par les voix les plus éloquentes et les plus passionnées. Le vieux Goethe lui-même s’en émouvait dans sa majestueuse retraite ; il applaudissait à cette jeune liberté, à ces nobles hardiesses de la pensée, à ces belles nouveautés de la critique. L’Europe y voyait le symptôme et le signal d’une ère nouvelle. Ce fut un moment heureux et unique où l’on put croire que le passé et l’avenir allaient se réconcilier dans une commune entente ; dans un esprit commun de sacrifice et de dévouement. La joie et l’espérance qui étaient dans les âmes ajoutaient à l’éloquence des professeurs, à la confiance du public. Ce ne fut qu’un rêve ; mais de ce rêve il est resté trois beaux livres.

Il est vrai, le cours de 1828 conserve encore la trace évidente des circonstances qui lui ont donné naissance et de la précipitation première ; le vague et la témérité des doctrines en ont été plus tard condamnées sévèrement par M. Cousin lui-même, et toutefois j’avouerai que je conserve un certain faible pour ce livre où s’est déployé tant de fougue, tant de jeunesse, tant de pensées ! Combien de vues redevenues depuis à la mode retrouveraient là leur origine ! Quel sentiment vif et profond de la puissance des idées, de leur rôle dans la marche et le progrès de la civilisation et de l’empire légitime de la philosophie sur les sociétés humaines ! Je ne veux point dire qu’il faille tout approuver dans cette idéologie enthousiaste, et