Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dominer dans les rangs divers de la société contemporaine, c’est, à la surface du moins, le désir des distractions faciles, sans excepter celles de l’esprit, pourvu qu’elles ne coûtent aucun effort, et qu’on puisse les recueillir en se jouant. De là différens ordres de plaisirs (oserons-nous dire plaisirs intellectuels ?) que ne connaissaient pas nos pères et qui ont pris parmi nous, dans ces dernières années, un développement singulier. C’est de nos jours qu’on a inventé toute une littérature dont nous retrouverions difficilement l’analogue dans l’histoire de l’esprit français. Je ne veux pas feindre pourtant d’ignorer qu’à toutes les époques il y ait eu en France un goût vif d’indiscrétions, de scandales même, un empressement significatif à recueillir les commérages d’antichambre et d’alcôve. Les nouvelles à la main des derniers siècles et certaines parties de nos mémoires nous en ont conservé les frivoles monumens; mais alors ce plaisir n’était qu’à l’usage des raffinés dans les classes oisives ou des curieux parmi les écrivains. Il était réservé à notre temps d’en faire une institution au profit de la nation tout entière, une institution non d’utilité, mais de curiosité publique! Elle a ses moyens d’information, sa police, ses agens avoués ou secrets : elle tient à sa disposition d’innombrables instrumens de propagande. Tous les soirs, vous pouvez être assurés qu’à la même heure une population affamée se disputera cette pâture des petits événemens du jour, des incidens les plus futiles, des scandales de la vie privée, violée dans son intimité par une sorte d’effraction audacieuse, produite effrontément à la lumière d’une publicité brutale. Et comme il y a concurrence pour le débit de cette marchandise, c’est à qui pénétrera le plus avant dans les secrets d’autrui et devancera ses confrères dans l’indiscrétion du jour où même dans celle du lendemain. Lancée sur cette pente, la curiosité ne s’arrête pas. D’une révélation à une invention, il n’y a pas loin. Ce qu’on ne sait pas, on l’arrange à sa manière, on le dispose, on le complète. Les médisances dont on fait trafic amènent insensiblement la calomnie qui peu à peu fait son chemin dans les esprits, sous forme d’allusions perfides, assez claires pour être devinées, assez détournées pour ne pouvoir être combattues en face. Ce que la tranquillité et l’honneur des familles ont à souffrir de ces mœurs nouvelles, on le sait. Ce qui peut se cacher de rancunes secrètes, de représailles honteuses, de jalousies et de haines inavouables sous le commerce en apparence inoffensif de ces petites nouvelles, vous pouvez le deviner; mais ce que l’on peut marquer avec pleine certitude, ce que je veux signaler uniquement, c’est la triste influence que ce genre de curiosité inférieure et à quelques égards dépravée exerce sur l’esprit public, qu’elle déshabitue des nobles soucis de la pensée, qu’elle