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sociabilité moderne, de vivre dans l’apparence d’un bon accord; mais qui ne comprend que cet accord éphémère n’est qu’une trêve tacitement consentie de part et d’autre par deux opinions qui savent vivre sur le terrain de la banalité? Dès que l’entretien s’élève, les questions irritantes surgissent de toutes parts. Or de quoi peut-on parler là où l’on parle de tout, sauf de politique, de religion et de philosophie? Reste la littérature; mais la littérature, à moins de n’être rien, n’a-t-elle pas ses mille nuances politiques, philosophiques et religieuses? A cela près, la conversation est libre; elle a un champ illimité, sauf ces points réservés qui sont tout. Remarquez bien qu’on n’essaie même plus de convaincre les autres. On se sent séparé par de telles distances qu’on ne tente plus de combler les intervalles. Il faudrait pour cela au moins quelques principes conservés d’un commun accord au-dessus de la controverse, et qui permettraient, sinon de s’entendre, au moins de se comprendre. Aujourd’hui où sont-ils ces points de repère dans l’infini mouvant des opinions humaines? Les idées ne sont plus les mêmes, les mots n’ont plus le même sens. Quand des hommes se trouvent jetés ainsi aux deux extrémités et comme aux deux pôles de la pensée, ils ne parlent plus le même langage, ils ne sont plus du même pays intellectuel; tout point de contact manque à leurs idées. Dès lors ils évitent sagement ces vaines rencontres dans un champ de bataille illimité, où leur victoire éphémère serait aussi inutile qu’une défaite, puisqu’il reste à l’adversaire vaincu l’infini de l’espace en échange du terrain qu’il aura perdu. Ce qui sépare les hommes aujourd’hui, c’est donc la contradiction absolue. Toute discussion s’éteint devant une négation radicale. Une autre conséquence non moins triste, c’est que toutes ces forces intellectuelles, divergentes à l’excès, courent risque de se perdre. Cette dispersion infinie les stérilise. — Ou bien elles s’exagèrent, s’exaltent, s’enflent pour ainsi dire elles-mêmes dans l’ivresse d’un orgueil trop solitaire. L’infatuation arrive vite et facilement dans de pareilles conditions. On perd le sens de la mesure et celui de la réalité, ne rencontrant pas en dehors de soi la seule contradiction qui soit utile, celle des intelligences avec lesquelles on se sent d’accord sur les points essentiels. — Ou bien on se décourage, ne rencontrant pas l’adhésion et l’appui dont on aurait besoin pour donner tout ce que l’on sent en soi-même, pour produire au dehors cette part d’inconnu qui restera peut-être un douloureux secret. Au contraire unissez par l’imagination ces forces autour d’un centre commun, et voyez comme elles deviendront à la fois puissantes et sages, puissantes par cette union même, sages par cette discipline des justes contradictions, par ce contrôle assidu d’une libre et sympathique controverse, moins sur le fond des idées qui est le domaine propre