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blic, et par là j’ai marqué sa part de responsabilité dans la confusion des idées, dans la diminution de foi littéraire et l’absence de sérieux qui sont la plaie secrète de cette génération intellectuelle. Il est certain que toutes ces basses curiosités, cette répugnance à toute fatigue et à tout effort, ces impatiences de distraction à tout prix, ces ennuis sans grandeur, cette fièvre de plaisir, forment une sorte de climat moral fort malsain pour le talent. C’est sa faute sans doute, s’il ne trouve point en lui-même de ressort assez énergique pour s’élever au-dessus de cette atmosphère remplie des sottises et des trivialités humaines, et pour aller respirer plus haut un air salubre et pur; mais enfin il y a pour lui plus de difficulté qu’à d’autres époques pour se maintenir à ce niveau où ne le portent plus les nobles curiosités de la foule. Au lieu de recevoir du public ces impulsions, ces excitations fécondes qui doublent les forces du talent, il a d’abord à vaincre l’indifférence des autres, et souvent il lui arrive, au lieu de la combattre, de s’y laisser prendre lui-même et de s’y abandonner lâchement. Cette complaisance est mortelle à la grande inspiration. On a bientôt fait d’en perdre l’habitude et le goût. Voilà comment il arrive que tant d’esprits admirablement doués pour la haute poésie ou pour la lutte des idées se sont laissé peu à peu envahir à la vulgarité, et s’étonnent eux-mêmes quand ils comparent leurs fiers débuts dans l’art aux servitudes du métier dont ils traînent la secrète honte, esclaves de ce public qu’ils devaient conduire.

Grâce à Dieu, plusieurs ont résisté à la mal’ aria et gardent vaillamment avec le respect de leur art la foi aux idées qui l’inspire; mais peuvent-ils au moins se reconnaître entre eux, s’entendre? Cela devient de plus en plus difficile et rare. Si nous nous élevons au-dessus de cette partie du public, la plus nombreuse, où l’on se soucie médiocrement de penser, jusqu’à cette région intellectuelle où l’on a conservé le goût des idées, nous nous trouvons en face d’une autre difficulté, d’un autre péril : le morcellement à l’infini des doctrines, la dispersion et l’anarchie des esprits. Parcourez par l’imagination quelques-uns des cercles les plus distingués que nous offre la société contemporaine : voyez quelle bigarrure d’opinions ! Par suite des révolutions intellectuelles et aussi des révolutions politiques qui ont agité le siècle et plusieurs fois renouvelé la société française dans sa mobile surface et jusque dans ses profondeurs, il est arrivé que les hommes sont séparés non plus par des nuances en politique, en philosophie, en religion, mais par des abîmes. Cette divergence radicale amène à sa suite plusieurs résultats singuliers dont le premier est que toute discussion vraiment élevée et sérieuse devient impossible. Ces opinions si diamétralement opposées les unes aux autres sont pourtant forcées, par un heureux effet de la