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sa vie ? Bien peu de jours avant sa mort, il écoutait Alceste, à l’Opéra de Paris, avec les transports d’un enthousiasme aussi jeune, avec une piété aussi attendrie qu’au temps lointain où les mêmes accords avaient pour la première fois ému son cœur et ravi son intelligence. Jusqu’au dernier moment, le nom seul de Raphaël prononcé par lui ou devant lui, la vue ou le souvenir d’un monument quelconque de l’art grec, suffisaient pour susciter chez le maître les élans d’une admiration impétueuse, presque fanatique, des emportemens soudains, dont la, violence même imposait le respect pour une conscience si prompte à se déclarer, pour une imagination si irrévocablement convaincue.

Comment cette foi à toute épreuve dans la vertu de certains modèles, comment ces opiniâtres prédilections pour certaines œuvres se seraient-elles conciliées dans la pratique avec la recherche d’autres beautés ou le choix d’autres conditions ? A ne considérer que la diversité des sujets traités et la souplesse du style adopté pour chacun d’eux, le peintre d’Homère et de la Chapelle Sixtine, du Martyre de saint Symphorien et du Maréchal de Berwick, de la Source et du portrait de M. Bertin, défie certes tout reproche de raideur ou de monotonie dans le talent. Si variés pourtant que soient ces travaux, il ne leur arrive jamais de démentir l’unité des inspirations et des principes. Contrairement aux exemples de plusieurs artistes qui, à force de modifier leurs procédés d’exécution, en sont venus quelquefois jusqu’à renier l’idéal préféré d’abord, M. Ingres n’a eu qu’une manière ; il n’a reconnu, accepté, professé qu’une doctrine. Quelques particularités archaïques que présente telle scène peinte par lui, avec quelque évidence que la physionomie propre à chaque sujet ou à chaque époque diversifie les œuvres qu’il a laissées, ce qui les caractérise toutes, ce qui prédomine partout, c’est l’image du vrai dans son expression la plus décisive et la plus haute, c’est l’alliance intime, la fusion, sans sacrifice apparent de part ni d’autre, de l’imitation vraisemblable et de l’intention idéale.

L’honneur principal de M. Ingres aura été de réconcilier ces deux élémens en désaccord avant lui, sinon en divorce complet dans notre école. Doué d’un sentiment de la grâce et de la beauté classiques plus ample, plus instinctif que le goût un peu exclusif et le sentiment érudit avant tout de David, aussi sincèrement ému et souvent plus audacieusement véridique en face de la réalité qu’aucun des novateurs naturalistes, M. Ingres personnifie et résume les traditions les plus nécessaires de l’art ancien, en même temps que les besoins les mieux justifiés et les conquêtes les plus légitimes de l’art moderne. De là sans doute la considération