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Ingres au contraire, si épris qu’il fût de l’art antique, ne craignait pas d’en subordonner l’imitation ou l’étude au respect de la réalité vivante et de ses enseignemens directs. De là ces hardis accens de vérité qui viennent, dans ses ouvrages les plus sévères, vivifier la solennité des apparences et, pour ainsi dire, humaniser l’idéal ; de là, — pour ne parler que des travaux appartenant aux premiers temps de son séjour à Rome, — ce mélange de majesté et de simplicité, cette expression à la fois héroïque et familière qui distingue l’Œdipe, le Romulus vainqueur d’Acron, le Virgile lisant l’Enéide, d’autres compositions encore sur des thèmes antiques. Et ce que le peintre faisait ici pour des sujets tirés de la fable ou de l’histoire ancienne, il le recommençait sous des formes différentes, mais avec la même sagacité et la même bonne foi, là où il s’agissait de représenter des scènes plus humbles ou plus voisines des époques modernes. On sait ce qu’était au commencement du siècle la peinture dite de « genre historique, » et quelles naïves habitudes de mensonge avaient contractées ceux qui la traitaient. Qu’ils eussent à traduire une légende du moyen âge ou un fait contemporain de la renaissance, à représenter les héros des croisades ou les courtisans de François Ier : partout et toujours ils se contentaient d’affubler hommes et choses de je ne sais quelles élégances de théâtre, d’une physionomie uniforme et conventionnelle, comme si, depuis le bas-empire jusqu’au XVIe siècle, le monde entier, immobilisé dans les mêmes mœurs, se fût obstinément coiffé de toques à plumes et vêtu d’habits de satin. Ingres est le premier qui ait entrepris d’avoir raison de ces fausses traditions et de ces artifices. Là comme ailleurs, il vengea la vérité des atteintes que lui faisait subir l’esprit de routine ou de système ; il sut, en restituant tour à tour les caractères propres à chaque époque, à chaque personnage donné, mettre le premier en lumière, sinon en crédit, cette « couleur locale » dont l’école romantique devait bientôt s’attribuer un peu bruyamment la découverte et le monopole, et de nombreux petits tableaux, ceux entre autres de Françoise de Rimini, de Raphaël et la Fornarina, de l’Arétin chez le Tintoret, montrent assez quelles furent sur ce point la clairvoyance de son esprit et la certitude de son goût.

Cependant les années s’écoulaient sans procurer au peintre la renommée à laquelle il avait droit, sans amener même, tant s’en faut, dans les conditions matérielles de sa vie un commencement de sécurité. La plupart des tableaux achevés depuis qu’il avait cessé d’être pensionnaire de l’Académie, ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui l’orgueil des collections publiques ou particulières, attendaient vainement dans son atelier des acheteurs, ou si par hasard un étranger de passage à Rome venait à acquérir une de ces toiles