Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/571

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il privait d’encouragemens et de secours les talens de bonne volonté ou les esprits encore incertains, ceux qui, à demi séduits par les sophismes, à demi attirés vers la vérité, n’attendaient peut-être pour être persuadés tout à fait qu’une occasion et l’empire d’un grand exemple. Qui peut dire l’influence qu’Ingres aurait exercée sur l’école française et sur le goût public, si, au lieu de demeurer pendant plus d’un quart de siècle éloigné du théâtre des luttes, il y était revenu d’année en année pour défendre le bon droit et punir les usurpations ou les jactances, pour faire acte de chef et de maître, comme il en avait le pouvoir, et le devoir ? Cette retraite fut à notre avis un malheur et une faute, malheur d’autant plus regrettable qu’il coïncida au début avec la clôture de l’atelier où tant de nouveaux élèves auraient pu, à l’exemple de ceux qui les y avaient précédés, recevoir des leçons dont dépendaient en grande partie le sort futur et l’honneur de l’art national. Non content de se venger du public parisien en lui dérobant à l’avenir ses travaux, le peintre du Saint Symphorien avait voulu, dans le présent, isoler jusqu’à sa personne de tout commerce avec ce Paris où il ne comptait plus, disait-il, que des ennemis, et vers la fin de 1834 il se mettait en route pour aller remplacer à Rome Horace Vernet dans les fonctions de directeur de l’Académie de France.

Si, en reprenant le chemin de cette ville où il avait vécu autrefois pauvre et méconnu, Ingres avait emporté le souvenir d’un récent succès obtenu dans son pays, s’il était rentré à la villa Médicis consacré en quelque sorte par le triomphe qu’il se promettait encore peu de mois auparavant, il y aurait eu pour lui un plein dédommagement aux épreuves d’un autre temps et comme une glorieuse contre-partie des anciennes injustices ; mais, après l’échec qu’il venait de subir et dont il s’exagérait la portée, Ingres revenait à Rome en mécontent, presque en fugitif ; malgré le titre dont il était revêtu, malgré la satisfaction qu’il croyait éprouver à se sentir loin de la France, il souffrait à la fois par tout ce qu’il laissait derrière lui et par la dignité incomplète à ses yeux de l’existence qu’il était venu chercher en Italie. Il en fut à peu près ainsi tant que durèrent ses fonctions de directeur de l’Académie. Partagé entre le besoin de produire et la crainte de s’exposer à de nouvelles offenses, s’il appelait la lumière sur ses travaux, tantôt préoccupé de l’oubli où il se supposait tombé, tantôt irrité contre ceux de ses amis qui pouvaient concevoir la pensée d’un danger quelconque pour sa renommée, Ingres avait beau faire : il ne réussissait pas mieux à se désintéresser, à se distraire des souvenirs de la France qu’à s’accommoder de son volontaire exil. Les lettres qu’il adressait alors à un homme qui fut jusqu’à la fin le témoin le plus