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rapproché et le plus fidèle compagnon de sa vie laissent deviner ce malaise intime, et sous la fierté du langage ces secrètes inquiétudes de l’esprit. « Vous me parlez, écrivait Ingres à M. Gatteaux, de mon exemple, de ce que je dois faire pour reprendre à Paris la place qui m’appartient. L’ai-je donc perdue, cette place ? Les ouvrages qui constituent l’homme ne se perdent pas, et je me trouve, moi, assez bien de réputation et de position. Je ne veux plus rien, je ne demande plus rien. Le jour où j’ai quitté Paris, j’ai rompu pour jamais tout pacte avec ce qui pourrait le moins du monde me rapprocher du public. Je ne suis plus peintre que pour moi, je peindrai ou je ne peindrai pas, je m’appartiens enfin et je ne veux appartenir qu’à moi. Rien ne peut m’enlever cette situation, que j’ai acquise, Dieu merci, à la pointe de l’épée. »

Ingres fort heureusement, même pendant cette période de prétendu égoïsme, ne fut pas « peintre que pour lui. » Non-seulement il envoya successivement ou il rapporta lui-même en France Stratonice, la petite Odalisque, la Vierge à l’hostie et le portrait de Cherubini ; mais les jeunes talens qu’il avait la mission de diriger se ressentirent tous, à leur grand profit, de son zèle et de son influence. Sans parler des tableaux d’Hippolyte Flandrin et des sculptures de Simart, les envois à cette époque des pensionnaires de l’Académie, peintres ou statuaires, architectes ou graveurs, musiciens même, vinrent attester l’action bienfaisante du maître et les progrès qu’elle avait déterminés, comme la Stratonice, publiquement exposée pendant quelques jours dans le palais des Tuileries, démontra aux regards les moins clairvoyans quels progrès Ingres avait accomplis pour son propre compte dans le sens de la grâce et de la délicatesse. L’admiration excitée par cette toile exquise expia en partie l’accueil fait, six ans auparavant, au Saint Symphorien, et lorsque, au commencement de 1841, Ingres revint à Paris, il y rentrait pour n’y plus rencontrer que des respects unanimes, pour occuper jusqu’au dernier jour une place aussi sûrement au-dessus des rivalités qu’à l’abri des injustices ou des caprices de l’opinion.

La biographie d’Ingres pendant ces vingt-six dernières années se réduirait tout entière à la nomenclature des travaux qui se succèdent depuis le portrait du duc d’Orléans et les cartons pour les vitraux de la chapelle de Saint-Ferdinand jusqu’à l’Apothéose de Napoléon Ier et la Source, jusqu’à cette œuvre plus récente encore, cette seconde et complète édition de l’Apothéose d’Homère, qu’Ingres achevait à un âge où Titien et Michel-Ange lui-même avaient vu leur génie s’éteindre ou leurs forces s’anéantir : œuvre admirable de tous points, une des plus belles qu’ait produites à