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l’emporte sur le peintre du XIXe siècle par la richesse de l’imagination, par l’abondance et la profondeur des idées. Il possède mieux que lui le don de concevoir et d’inventer une scène, d’en faire ressortir la signification dramatique, et d’ailleurs les inspirations de ce grand artiste ont en général un calme, une ampleur naturelle qui manque souvent aux inspirations un peu voulues d’Ingres et à son imagination, irritée plutôt que fécondée par les exigences de chaque tâche. Quant au chaste peintre de Saint Bruno et de la Vision de saint Benoit, qui s’aviserait de lui marchander le rang que lui assurent l’élévation de sa pensée et l’incomparable ingénuité de son talent ? Ce que nous voulons rappeler seulement, c’est que ni Lesueur, ni Poussin, ni aucun peintre français, quels que soient d’ailleurs sa juste renommée et ses titres, n’eût fait ni songé à faire ce qu’Ingres a su accomplir dans le domaine de l’exécution pittoresque proprement dite, — là où il s’agissait de donner à l’image du réel une stricte vraisemblance et en même temps une expression d’élite.

Veut-on des termes de comparaison plus près de nous : que l’on mette en regard de l’Endymion de Girodet et de la Psyché de Gérard l’Œdipe et la Source, on appréciera de reste ce qu’il y a dans ces deux derniers ouvrages de plus franchement vrai, de plus foncièrement antique que l’archaïsme des formes reproduites sur les deux autres toiles, et avec quelle force de volonté, avec quelle indépendance Ingres s’isole et s’affranchit en pareil cas des habitudes de l’école. Enfin, si l’on interroge des œuvres plus récentes encore, si l’on demande le secret de leur influence aux talens qui se sont succédé depuis un demi-siècle, où trouver un équivalent à cette manière sans complication littéraire, sans arrière-pensée d’emprunt à un autre art ? Ingres n’a pas eu seulement le courage de rester fidèle à ses aspirations, à ses convictions personnelles, dans une époque où tant d’autres ne savaient guère que consulter les signes du temps et mettre leur ambition à la remorque des goûts ou des succès d’autrui : peintre, il n’a jamais parlé que le langage de la peinture. A côté de ceux qui s’attachaient à contrefaire, il y a soixante ans, avec le pinceau les monumens de la statuaire antique, comme plus tard à côté des peintres qui prétendaient transporter dans l’art les procédés du théâtre ou les formes du roman historique, il n’a songé qu’à tracer des images, non pas muettes, mais expressives avant tout par leurs dehors, par l’éloquence même de leur beauté.

En ce sens, Ingres a dans les inclinations, dans les préférences de son génie quelque chose de radicalement contraire aux coutumes de l’art et de l’esprit modernes, et, si l’on veut, quelque chose de