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absolument déplacé dans un opéra. Ainsi réduit, amendé, travesti, le marquis de Posa n’est plus, je le répète, qu’un simple confident de tragédie, moitié Arcas, moitié Burrhus, qu’un jeune prince déplorable accueille à bras ouverts en s’écriant avec trois dièzes à la clé :

Ah ! puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle,

et qui, se retournant ensuite vers le père, lui demande carrément en ut mineur ou en mi bémol le couronnement de l’édifice, question fort intempestive même aujourd’hui, à laquelle je conçois très bien qu’un Philippe II ait répondu : « Qu’est-ce donc que vous venez me chanter là ? »

Mme Gueymard joue avec son intelligence et sa flamme ordinaires la princesse Éboli, un caractère de la trempe de l’Églantine l’Euryanthe. Malheureusement Weber n’était point là pour étudier et pour rendre cette passion férocement exaltée dont le musicien n’a pas seulement entrevu le côté démoniaque. L’Éboli de ce Don Carlos est une princesse d’opéra italien qui chante des boléros emperlés de trilles et de roulades à ses momens perdus, et déclame des airs de bravoure à se rompre la voix quand la haine et la jalousie la mordent au cœur. L’union des registres chez Mme Gueymard laisse à désirer mais en revanche quelle splendeur dans les notes élevées du second registre ! Tout au contraire chez Mme Sass, le medium est merveilleux, d’une égalité presque incomparable, les notes les plus hautes également sortent bien ; je lui conseille cependant de n’en point abuser passé le la bémol, elle arriverait vite à l’éraillement et aux cris. Avec de telles voix, de tels talens, la grande école de l’Opéra peu à peu se reforme. Sans doute le ténor manque, mais on a M. Faure, et quel baryton au temps des Nourrit, des Duprez, fut comparable à celui-là ? D’ailleurs où trouver aujourd’hui en Europe un théâtre qui possède à demeure une troupe capable d’un pareil ensemble ? En nommant plus haut les auteurs dont les divers styles se sont rencontrés sous la plume de M. Verdi, il en est un que je n’ai pas cité : M. Auber. Lui seul en effet brille par son absence, et quel dommage, lorsque les jolis airs de danse eussent été si bien venus ! l’intermède y prêtait. Le ballet de la royne, où les perles reçoivent des ambassadeurs qui les somment officiellement de livrer leurs trésors au roi d’Espagne, offrait à la musique un thème des plus galans ; mais la musique a passé à côté, ou plutôt n’est point venue : il a donc fallu se résoudre et danser sans le secours du maître, un peu comme Henri IV combattait à Arques. Pends-toi, Crillon !


F. DE LAOENEVAIS.


L. BULOZ.