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chique, les autres par une autorité aristocratique, d’autres par une autorité démocratique, etc. ; mais ce ne sont pas ces différentes formes d’autorité qui décident de l’exercice des droits naturels des hommes réunis en société, car les lois varient beaucoup sous chacune de ces formes. Là où les lois et la puissance tutélaire n’assurent point la propriété et la sécurité, il n’y a ni gouvernement ni société profitables, il n’y a que domination et anarchie sous les apparences du gouvernement ; les lois positives et la domination y protègent et assurent les usurpations des forts et anéantissent la propriété et la liberté des faibles. La législation positive doit consister dans la déclaration des lois naturelles constitutives de l’ordre évidemment le plus avantageux pour les hommes réunis en société. Il n’y a que la connaissance de ces lois suprêmes qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un empire. Plus une nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle, et plus l’ordre positif sera régulier ; on ne proposerait pas dans une telle nation une loi déraisonnable, car le gouvernement et les citoyens en apercevraient aussitôt l’absurdité. » Ce passage montre bien sa véritable pensée, l’indifférence pour les formes politiques. Né dans une monarchie absolue, il acceptait le pouvoir absolu, comme il aurait accepté la forme républicaine dans une république.

Ce penseur singulier, isolé au milieu de Versailles, dans les plus mauvais temps de la monarchie, avait d’ailleurs un esprit piquant et enjoué. Petit et laid, il aimait et pratiquait l’ironie ; on l’a souvent comparé à Socrate au milieu d’Athènes. Les courtisans se moquaient de lui, et il le leur rendait. Louis XV, qui manquait moins d’esprit que de cœur, l’écoutait quelquefois avec curiosité, pour retomber bientôt dans son indolence. On cite de lui plusieurs mots caractéristiques. Pendant les disputes du clergé et du parlement, un personnage de la cour conseillait l’emploi de moyens violens : C’est la hallebarde qui mène un royaume, disait-il brutalement. — Et qui mène la hallebarde ? répondit Quesnay. L’opinion. Une autre fois le dauphin père de Louis XVI se plaignait devant lui des difficultés de la royauté. — Je ne vois pas, monseigneur, que ce soit si difficile. — Que feriez-vous donc ? — Rien. — Et qui gouvernerait ? — La loi. — D’un désintéressement admirable, il ne prit part à aucune des intrigues qui s’agitaient autour de lui ; il refusa de faire de son fils un fermier-général.

Marmontel a tracé de lui dans ses Mémoires un portrait qui le peint parfaitement. « Quesnay, logé bien à l’étroit dans l’entre-sol de Mme de Pompadour, ne s’occupait du matin au soir que d’économie politique et rurale. Il croyait en avoir réduit le système en calculs et en axiomes d’une évidence irrésistible, et comme il formait une