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n’est pas juste. Tu devrais dire : Filles séduites, familles déshonorées, parens outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, vous, venez de voir un noble justement puni par le ciel d’une longue suite de forfaits. Ces grands exemples sont aussi rares que consolans. S’il vous arrive d’avoir à vous plaindre d’un libertin semblable, et qu’il soit roturier, poursuivez-le, vous obtiendrez justice. S’il est gentilhomme et hypocrite, il est deux fois sûr de l’impunité. Résignez-vous alors, patientez, espérez : la Providence vous vengera peut-être ; mais ne comptez pas sur la justice humaine, elle ne peut rien pour vous.

Le XVIIe siècle est si loin de nous, et les mœurs si fort changées, que bien des personnes veulent voir dans don Juan non pas le type d’une classe de la société, mais une exception, une personnification idéale du vice éclose seulement dans l’imagination du poète. Que ces personnes relisent les Mémoires de Saint-Simon. Quand elles verront tout ce que l’élégance des manières cachait à cette époque de passions viles ou cruelles, elles comprendront que la cour et la province étaient pleines de ces don Juan. Que si après cette lecture il leur reste encore des doutes, qu’elles se figurent, dans ces temps où la noblesse est tout et où le reste n’est rien, un enfant nourri par les siens dans cette idée qu’il représente vingt générations de gentilshommes, que l’honneur de sa famille est incarné en sa personne, que par le droit de l’épée il est supérieur au reste de la création. Le respect des domestiques, l’adoration tremblante des vassaux, l’inégalité des lois sociales, l’injustice des privilèges, tout le confirme dans ce préjugé héréditaire. Il s’habitue à croire que le sang qui coule dans ses veines est d’une essence supérieure, et que tous ceux qui ne sont pas nobles ont été mis sur la terre pour son plaisir. Jeune, il s’abandonne à ses passions, et ses victimes ne lui opposent aucune résistance, convaincues comme lui qu’il use de son droit. Sa famille tolère tout et ne voit dans ses incartades qu’une chaleur de jeunesse, l’emportement d’un sang trop ardent. Ce sont pour elle jeux de prince. Il faut bien que le lionceau exerce ses dents. Il faut bien que l’étalon prenne du champ et se fasse le jarret. Plus tard, on l’habituera au frein et on en fera un bon cheval de guerre. A vingt ans, le jeune homme a épuisé tous les plaisirs : ses sens sont blasés, son imagination fatiguée, son cœur sec. Il rêve des raffinemens. Bientôt la corruption gagne l’esprit : la passion est la mère ingénieuse du sophisme.

Le libertin, après avoir mis le vice en pratique, le met en théorie. Il se justifie à ses propres yeux, et se débarrasse de sa conscience comme d’un fardeau incommode. Il devient alors cet être élégant et pervers, aimable et insensible, corrompu et corrupteur, ornement de la cour et fléau de la société, flatteur du prince et bourreau du peuple, sans cœur, sans entrailles, qui s’appelle Lauzun, Grammont, Richelieu, Lovelace, don Juan : race aujourd’hui éteinte, et qui, grâce à Dieu, ne renaîtra plus. Nos gentilshommes (je parle des vrais, et ceux-là sont rares ; quant aux autres, il