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faut les renvoyer à la boutique de M. Dimanche, leur ancêtre), nos gentilshommes, dis-je, ne ressemblent pas plus à don Juan que nos valets à Mascarille. Les uns, et ce sont les plus sages, s’accommodent à nos mœurs bourgeoises et tâchent de se faire pardonner, à force de mérite et de modestie, un titre qui n’est plus qu’une vaine distinction ; d’autres, moins résignés, vont chercher en Algérie les émotions d’une vie plus libre ou l’expiation d’une jeunesse orageuse ; d’autres enfin, vivant comme étrangers au milieu de leur pays, incapables de le servir, impuissans à lui nuire, partageant entre l’écurie et les boudoirs leurs loisirs inutiles, et après avoir occupé un instant l’attention de deux ou trois centaines d’oisifs parisiens qui s’appellent le monde, s’éteignent regrettés de leurs seuls créanciers.

Molière a esquissé d’autres figures de gentilshommes qui sont plutôt des médaillons que des portraits en pied. Celui qui dupe M. Jourdain a moins l’air d’un don Juan que d’un chevalier d’industrie. Le Clitandre de George Dandin est un séducteur vulgaire ; celui des Femmes savantes un caractère aimable, plein de sens et de distinction. Philinte est un courtisan, Alceste un original trop vertueux pour la cour. Don Juan est de tous ces héros de la comédie celui qui personnifie le mieux les vices de la noblesse et ses brillantes qualités.


II

Les bourgeois du temps de Molière, enrichis par le travail, songent déjà à se rapprocher de l’aristocratie, non pas en l’abaissant jusqu’à eux, mais en s’élevant jusqu’à elle. On peut suivre dans les portraits du comique les progrès de leurs visées ambitieuses.

M. Dimanche, un descendant de ce bon M. Guillaume, si plaisamment dupé par l’avocat Patelin, est modeste et humble, comme il convient à son rang. Ses mœurs sont pures, sa vie réglée et laborieuse. Il ne quitte guère son comptoir que pour aller le dimanche, après l’office des vêpres, faire le tour de la place Royale, en compagnie de Mme Dimanche, de sa fille Claudine et du petit chien Brusquet. De retour au logis, il fait avec quelques voisins la partie d’oie ou de loto, et se couche à l’heure du couvre-feu. Là se bornent les plaisirs de la maison. La noblesse est pour le brave homme l’objet d’un culte mêlé d’une sorte de crainte superstitieuse. Il s’incline jusqu’à terre devant les seigneurs qui daignent l’honorer de leur clientèle, et n’ose qu’en tremblant leur présenter ses petits comptes à régler. Il y a de quoi trembler en effet. Il faut revenir vingt fois à la charge, faire longuement antichambre, subir les insultes de la livrée, les hauteurs du maître ou ses politesses, pires encore que ses hauteurs, et les prendre pour argent comptant : heureux encore d’être payé de cette monnaie ! Au XVIe siècle, le seigneur de Basché jetait ses créanciers par la fenêtre ; au XVIIe, don Juan se contente de les éconduire : c’est un progrès.