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de candeur dans ses épîtres qu’il a besoin de ces excitations ! Ses vers ne peuvent éclore dans la triste et sombre atmosphère de la ville. Il faut que le soleil, que l’air, que les fleurs lui disent : « Écris ! profite de ce beau jour ! » Mais on voit trop qu’il ne peut s’affranchir des objets extérieurs. D’abord il se refuse à chanter autre chose que les joies de la vie. La tristesse qui l’envahit par momens n’est que le surgit amari aliquid de Lucrèce, cette amertume qui monte aux lèvres de ceux qui demandent à la coupe une liqueur plus délicieuse qu’elle n’en peut donner. Pour trouver un aliment à cette soif inassouvie, il faut qu’il sorte du monde réel.

Ce qui était dans la nature de l’homme a passé dans ses idées. On a remarqué ces mots dans l’ode que nous venons de citer, c’est le beau qui est le vrai. Les lettres de Keats sont le commentaire abondant de ses vers ; si nous l’en croyons lui-même, « il n’a jamais été capable de comprendre comment on peut reconnaître une chose pour vraie par une suite de raisonnemens. » L’imagination, suivant lui, est le rêve d’Adam ; « comme Adam, nous dormons ici-bas ; comme lui, à notre réveil nous verrons que notre rêve était la vérité. » Il croit que la vie future sera une répétition plus parfaite de ce que l’imagination nous présente en ébauche sur la terre. « Oh ! s’écrie-t-il, qui me donnera une vie de sensations plutôt que de pensées ! o for a life of sensations rather than of thoughts ! » Peut-on mieux définir le mal qui le tourmente ?

Ces aspirations de Keats sont devenues la doctrine même de l’écrivain et sa poétique. Inutile de dire que la raison compassée de Pope, de Johnson et des disciples anglais de Boileau est un breuvage trop froid pour son imagination ; mais ne croyez pas que les poètes émancipés du premier quart de ce siècle répondent à l’idéal qu’il caresse. « Oursons hideux, Polyphèmes de la littérature, » c’est à peu près tout ce qu’il voit dans leurs œuvres, c’est-à-dire dans les poésies d’un Crabbe, d’un Wordsworth, d’un Coleridge, qui sait ? d’un Byron peut-être. Ces talens originaux lui paraissent oublier le but de la poésie, qui est d’adoucir les soucis de l’homme et de trouver un baume à son âme blessée. En courant après la force, ils ont attrapé la laideur. « Oh ! revenez, poésie des anciens jours, que l’imagination vous ramène dans ses labyrinthes fleuris ! Ceux-là seront les poètes-rois qui sauront tout simplement dire les choses les plus douces. Oh ! que je voie mûrir ces joies de l’esprit avant mon trépas[1] ! »

Le trait de la physionomie de Keats est dessiné. Assurément c’est une bien gracieuse figure que cet Épiménide de vingt-cinq ans, cet

  1. Voyez la pièce Sleep and poetry.