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éphèbe ionien du temps d’Homère, qui s’était endormi dans l’antre des nymphes et qui se réveille au milieu des Bretons et des Pictes ; mais n’est-il pas évident qu’il ne pourra s’acclimater sur cette terre pesante, sous un ciel pâle et gris. Les poètes sont volontiers cosmopolites ; ils se font souvent une famille intellectuelle hors de leur pays et de leur temps. Keats est peut-être le moins Anglais des poètes que la Grande-Bretagne a produits dans notre siècle. Il manque de cette manliness dont le premier effet est de sortir du rêve stérile et de la plainte efféminée, d’accepter ce qu’elle ne peut changer et d’en tirer le meilleur parti possible. Lord Houghton, grand ami de Keats et fidèle à son culte depuis nombre d’années, veut le défendre de cette faiblesse. Notre opinion ne pèserait pas assez dans la balance contre la sienne, si nous n’y mettions en même temps le témoignage d’un grand critique dont les amis étaient ceux même de Keats. C’est une petite page de Hazlitt, cachée et enfouie dans un essai qui est plus moral que littéraire[1] :


« Je ne puis m’empêcher de penser que le défaut des poésies de M. Keats était l’absence d’une énergie virile. Il avait la beauté, la douceur, la délicatesse à un rare degré ; mais il manquait de force et de substance. Son Endymion est une charmante peinture des illusions d’une imagination jeune, livrée aux rêves légers. Nous avons là des fleurs, des nuées, des arcs-en-ciel, des clairs, de lune, tous les sons, tous les parfums qui enchantent, nous avons des oréades et des dryades qui voltigent ; mais rien de saisissable, de fixé, de tangible, rien de l’esprit robuste ni des formes rigides de l’antiquité. C’étaient ses pensées et son caractère qu’il peignait ainsi. Tout, chez lui est doux et comme potelé, sans os ni muscle. ; la jeunesse, non l’âge viril de la poésie. Son génie ne respirait que plaisir et joie printanière ; sa pensée était toute parfumée du printemps. Il n’avait ni la chaleur intense de l’été, ni la richesse de l’automne, et quant à l’hiver, il sembla ne l’avoir jamais connu, jusqu’à ce qu’il eût senti la main glacée de la mort. »


Voilà le paganisme de la poésie anglaise moderne dans sa première période, sans érudition, médiocrement antique, très peu anglais, ou ne conservant du caractère national que la persistance sérieuse et obstinée, vivant de sa fantaisie, avide de sensations, mais, n’oublions pas de le noter, pur de toute tache de fange. Il pourra plus tard salir cette robe d’innocence ; jusqu’ici toutefois il a la candeur de Daphnis avant la rencontre de Lycénion, et la littérature anglaise peut grossir du nom de Keats cette longue liste de poètes chastes dont elle est fière à bon droit.

  1. Table-Talk, troisième partie.