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II

Autant John Keats est spontané, obéissant à son unique instinct, autant le jeune poète qui va nous occuper est érudit, imitateur habile, assimilant à son talent les procédés des maîtres les plus divers, riche surtout des souvenirs de la poésie grecque. Païen par les sentimens encore plus que par l’imagination, le retour sensible du goût public vers les modèles grecs a singulièrement servi sa hante ambition littéraire. Il vient bien à son heure. Nous remarquions dernièrement la passion philologique dont le public anglais des hautes classes a paru s’éprendre pour Homère[1]. Un premier ministre publiant une Iliade, et après Chapman, Pope et Cowper, réussissant dans cette entreprise plus aisément que dans son projet de réforme ; un professeur d’Oxford critiquant les vers du ministre, espèce de liberté fort pratiquée en Angleterre ; six ou sept traductions en vers de l’un ou de l’autre poème homérique lancées dans la carrière avec la traduction, ministérielle ; la chambre des lords, dit-on, se surprenant un jour à discuter sur la manière de scander les vers iambiques ; enfin, comme si ce n’était pas assez des anciens traduits en vers anglais, Tennyson lui-même, le poète lauréat, traduit en vers grecs ou latins, tels ont été les symptômes de cette fièvre classique inattendue. Que le désir de tenir les fils au régime intellectuel qui a fait la supériorité des pères y ait contribué, on n’en saurait douter. Lire Homère et Démosthène paraît une source de distinction nécessaire au parfait gentleman. Peut-être aussi Homère et Démosthène profitent-ils en ce moment d’une réaction littéraire. Pour se guérir de la vulgarité qui sous prétexte de réalisme a fait tant de progrès, pour se corriger de l’excentricité et du caprice qui sous prétexte de mouvement ont pris trop d’essor, pour retrouver enfin le secret du goût et le sentiment du style, il fallait peut-être que la génération, présente revînt à l’école de Périclès. Or voici qu’un de ces jeunes aristocrates nourris du lait de la pure antiquité, voici qu’un brillant lauréat des fortes études classiques prend si bien au mot ces études et se remplit si bien de cette antiquité qu’il dépouille entièrement son caractère d’homme des temps modernes, d’enfant de l’Angleterre et de la Bible. Il s’échappe des universités comme un jeune Athénien sortant de la salle du festin, la tête ceinte de la couronne du banquet, promenant par la sage Angleterre son audacieuse nudité ; il fait scandale par des allures qui auraient provoqué les sévérités d’Athènes, étonné parfois Corinthe elle-même.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1866, Matthew Arnold.