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poète unique et heureux de l’Angleterre qui depuis quinze ans jouit de sa splendeur calme et pure, comme la lune au milieu de son pâle cortège, velut inter ignes luna minores. Ajoutez que cette poésie d’âge d’or habitue depuis longues années le public anglais à un régime intellectuel qui l’affaiblit. Femmes et maris, sœurs et frères, se sont accoutumés à se repaître du même aliment littéraire. Le pli en est pris, propriété vaut titre, et maintenant les jeunes filles ayant voix au chapitre forment un appoint considérable, je n’ose pas dire font la majorité dans le jugement des poètes. Un livre qui ne peut être lu par les demoiselles est un livre condamné.

Je ne cherche pas si M. Swinburne, qui a été mis à l’index par une congrégation que ses grâces rendent si puissante, n’a pas ses raisons pour réclamer contre un aréopage ainsi composé ; mais on pourrait mettre dans la balance les avantages que présente une littérature ouverte à tous sans distinction de sexe ni d’âge, comme un marché où l’on ne trouve que des nourritures saines. Autre argument contre la théorie de M. Swinburne : s’il est vrai, comme le donne à entendre le grand Milton, que la poésie pastorale ait pris naissance avec les chants de nos premiers parens, la poésie anglaise de nos jours, dont le tour trop bucolique déplaît à M. Swinburne, viendrait en droite ligne du paradis terrestre, et même ce serait le paradis terrestre sans l’arbre de la science du bien et du mal. Je suis fâché de le dire à M. Swinburne, mais je ne saurais m’étonner qu’en voulant bouleverser cet Éden littéraire il ait fait pousser le cri « arrière, Satan ! » Il s’est montré moins habile que son devancier : il a mis Eve contre lui. C’est à Adam qu’il présente la pomme funeste, et il prétend qu’Adam la mange à lui seul.

Sérieusement il est permis de contester la parfaite exactitude du tableau dessiné par M. Swinburne et de trouver quelques exceptions à cette pastorale universelle. Tennyson, cet astre que l’on dit immobile, a bien fait quelque excursion dans le firmament littéraire, le jour au moins où il donna son poème In Memoriam, si grave et si viril, son chef-d’œuvre peut-être, dont les beaux accens sur la vérité d’une Providence ne paraissent pas avoir fait une vive impression sur le talent de M. Swinburne. Accordons cependant à ce dernier le bénéfice de sa critique sur la poésie contemporaine. Uniformité veut dire ennui surtout dans la pastorale, et l’excès est un défaut même dans la poésie vertueuse. Cherchons de bonne foi ce qu’il a fait pour en sortir dans son volume de Poems and Ballads, et voyons s’il a quelque vin généreux à nous offrir à la place du laitage de la sempiternelle bucolique.

Ses plus belles poésies sont grecques, on pouvait s’y attendre ; le fond moral en est le paganisme et la fatalité. Quelques-unes des