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voulu recevoir de la muse en faveur chez lui son pain tout coupé en tartines, à la bonne heure ! mais je crois qu’il a fait beaucoup plus qu’il ne pense « des vers de jeune homme. »

Quant au paganisme poétique qui est l’idée générale de ce travail, les hommes de talent ne lui ont pas fait défaut : il a manqué cependant d’un André Chénier demandant seulement aux modèles grecs des études, des formes, « des vers antiques pour des pensers nouveaux. » L’hellénisme en poésie ne peut être qu’une question d’art ; il faut bien que cette source ne soit pas épuisée, puisque nous la voyons jaillir encore lorsqu’on la croyait tarie ; mais pour l’âme humaine il est bien mort, et les vers ne le ressusciteront pas. Il est remarquable que John Keats et M. Swinburne, malgré toute la distance qui les sépare, ont fait tous deux la faute de prendre au sérieux le paganisme et de lui donner une place dans la vie même. Ce n’est pas seulement la poésie, c’est la nature qui paraît dépeuplée au premier, parce qu’elle n’est plus remplie de faunes et de nymphes ; le second fait table rase dans son âme de toute espèce de foi et de doctrine morale pour la livrer à un paganisme outré. C’est là un triste progrès ; mais faut-il qu’une génération entière soit responsable de ces folies ? La réprobation, nous devons le dire, a été sévère, unanime, injuste en certains cas, puisqu’on s’est mis à lire entre les lignes, à deviner des intentions infâmes, desquelles il suffit pour le défendre de l’exaltation même de l’auteur et du caractère élevé de son style. Si par hasard, avec ce tempérament anglais qui ne fait rien à demi et ne prend rien légèrement, les idées païennes sont un vin capiteux pour les poètes, il faudrait se garder de tirer trop vite des conséquences générales de ces égaremens particuliers, et parce qu’il s’est trouvé dans Israël quelque prophète inspiré du démon, de conclure à des tendances fatalistes et corruptrices dans la nation et même dans la jeunesse. Que M. Swinburne renonce aux paradoxes ; qu’il revienne à la nature et à la vérité : elles lui montreront que ces poètes grecs qu’il aime tant leur restaient fidèles ; elles lui enseigneront aussi quand il faudra s’écarter d’eux au lieu de pousser plus loin qu’eux dans l’erreur. Elles lui diront : « Poète, respectez non vos passions, non votre orgueil, mais votre dignité et votre beau talent. Soyez viril, imitez vos antiques maîtres : s’ils étaient païens, ils étaient du moins des hommes. »


Louis ETIENNE.