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victorieusement votre impuissance. Il y a dans Shakspeare une scène admirable. Juliette, après avoir bu le narcotique, gît étendue sur son lit : on la croit morte ; tout le monde accourt, la nourrice, la mère, Capulet, Pâris, frère Laurent ; on se lamente, on prie, on pleure, puis, triste et naturel retour des choses d’ici-bas, néant de la vie et de la mort, les désespoirs se calment, les sanglots se taisent, chacun peu à peu tire de son côté, la chambre se vide, et les musiciens convoqués pour la noce restent seuls, causant et plaisantant en présence de ce cadavre.

Quand j’ai vu au début du finale du quatrième acte un orchestre sur la scène, tout de suite l’idée de ce tragique et sublime contraste m’est revenu ; je me suis dit : Voici le génie de Shakspeare qui va s’emparer de son interprète ! Ecce deus superior veniem dominabitur mihi ! Ces instrumentistes mêlés aux acteurs de la pièce sont les musiciens de Shakspeare ; tout à l’heure, au moment fatal, nous les verrons prendre part au même drame que les autres, — ceux de M. Gounod, composant le véritable orchestre, continueront d’accompagner. Illusion et désappointement ! ce n’étaient pas les musiciens de Shakspeare ; nulle flamme individuelle ne réchauffait ce corps de symphonistes engagés pour souffler dans leur embouchure. La situation n’est pas seulement abordée, et la toile se baisse soudainement sur le plus médiocre des finales sans qu’il ait une seconde été question de cette lugubre et solennelle opposition de la vie et de la mort, de ce contraste de l’idéal et du réel, dont un Weber, un Meyerbeer, eussent tiré si grand parti ! J’allais oublier de nommer Rossini, ce Rossini à qui dernièrement on disait : Quel Roméo vous auriez pu écrire vous, cher maître ! et qui modestement et spirituellement répondait : « Qui, peut-être,… mais après Guillaume Tell. »

Loin de nous l’idée de méconnaître le talent de M. Gounod. Nous savons aussi bien que personne ce que mérite cette intelligence habile et déliée, cette plume de calligraphe. Tout en inventant peu, en vivant sur le fonds de ses devanciers, qu’il se contente moins d’enrichir que de faire valoir, ornant, limant, parachevant ce que les autres ont commencé, M. Gounod a son style, sa phrase mélodique, laquelle, entendons-nous, n’est point la mélodie. L’art singulier de ce talent consiste à vous leurrer, à vous enjôler, à vous attirer par d’éternels mirages. C’est la fée Morgane : semblans de mélodie, semblans de cœur, semblans de passion ! il arrive parfois à son récitatif de chanter comme une mélodie. Au second acte, vers la fin de la cavatine de Roméo, Juliette paraît au balcon et dit quelques mesures parlées d’un effet ravissant ; même emploi de ce moyen, je devrais dire de cette poétique, dans la première rencontre des deux amans, quand Juliette apprend que l’homme à qui