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laquelle les instrumens plus hauts répondent par des sons inquiets, entrecoupés ; puis s’épanouit en traits de feu la mélodie grandissant jusqu’au délire : c’est le moment des adieux, bouquets d’harmonie qui se brise presque aussitôt en fragmens de mélodies rapides, brèves et recommençantes comme les embrassemens des deux époux incessamment ramenés l’un vers l’autre et toujours ayant quelque chose à se dire. Enfin le départ s’accomplit, et largement, puissamment gradué, un diminuendo de l’effet le plus saisissant marque les pas de Roméo qui s’éloigne et disparaît dans la nuit.

Un jour, comme on demandait à M. Berlioz pourquoi il ne composait plus : « Je ne suis pas assez riche, » répondit-il. J’ai lu ce mot quelque part ; authentique ou non, peu importe, il définit à merveille, avec la pointe d’ironie supposable, le découragement d’une existence vouée sans profit aux grandes luttes, aux grandes ambitions : Odi profanum vulgus et arceo ! Il est beau de placer son vaisseau sur un promontoire élevé, même alors que le flot ne vient point vous y chercher, d’y vivre et d’y mourir dans le recueillement, la pauvreté et la contemplation d’un idéal inaccessible. L’art a ses martyrs, ses précurseurs, qui chantent pour le désert et se nourrissent de ses racines ; il a aussi ses enfans gâtés qu’il bourre de friandises. Ce XIXe siècle où nous vivons est un grand siècle, un splendide banquet où se sont assis tour à tour les plus fiers représentans de la pensée humaine. Je ne parle en ce moment ni des philosophes, ni des poètes, ni des peintres, ni des Victor Cousin, ni des Hugo, des Lamartine, des Delacroix, des Ingres. Je m’en tiens aux seuls musiciens, et je dis : Beethoven, Weber, Mendelssohn, Rossini, Meyerbeer, quels convives ! Aujourd’hui le glorieux festin tire à sa fin ; l’heure est passée des mets substantiels, puissans, servis dans des plats d’or. Nous en sommes au dessert, aux sucreries ; le siècle est repu, il grignote, Ducis, lui aussi, traduisit jadis à sa manière Roméo et Juliette, imitant de loin, et surtout éludant. Shakspeare, ce titan, ce cyclope, comme on disait alors, lui faisait peur ; croyant traduire, il ne le comprenait, ce qui ne l’empêchait pas de le traduire. Casimir Delavigne, déjà plus avisé, mais non moins scrupuleux, écorniflait Richard III pour en tirer cette tragédie sentimentale, cette pièce de Kotzebue qui s’appelle les Enfans d’Édouard. Ducis,, Casimir Delavigne, M. Gounod : c’est le même art !


HENRI BLAZE DE BURY.