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pos. Il est vrai qu’elle avait mis vingt ans à se rendre : c’est un bel exemple, et qui ne sera pas imité par celles à qui s’adresse l’Art d’aimer. Est-il besoin d’ajouter qu’elles étaient aussi fort avides ? Le poète se plaint amèrement qu’elles ne soient plus sensibles aux beaux vers. Homère lui-même, s’il n’avait que l’Iliade à offrir, serait mis à la porte. « Nous sommes vraiment dans l’âge d’or, dit gaîment Ovide ; avec l’or on obtient les honneurs, avec l’or on se procure l’amour ». C’est qu’il en fallait beaucoup à tout ce monde léger pour suffire à tant de caprices ruineux, pour payer ces belles étoffes, « dont les couleurs brillantes ressemblent aux fleurs du printemps », ou ces riches et savantes coiffures qui se vendent auprès du temple d’Hercule Musagète (il y avait alors à Rome un marché aux cheveux), pour attirer les yeux sur soi et éclipser ses rivales quand on prend l’air le soir au Forum ou sous les portiques d’Octavie et de Pompée, quand on se rend avec Rome entière à la fête de Diane, au bord du lac de Némi, sur un char que l’on conduit soi-même, ou quand au mois d’août on va se promener en joyeuse compagnie sur la plage de Baies, ce rendez-vous de tous les vices, comme disait Sénèque.

Voilà pour quelles femmes le poème d’Ovide est écrit. Quant aux hommes, ce sont les jeunes élégans de Rome, ceux surtout qui aiment beaucoup le plaisir sans avoir tout à fait les moyens de le payer. « Je chante pour les pauvres, dit le poète, j’étais pauvre moi-même quand j’étais amoureux ». Les riches ont des moyens sûrs de plaire. L’art d’aimer est pour eux très simple, ils n’ont besoin d’apprendre que l’art de n’être pas trompé, qui n’est pas le plus facile. Les autres doivent remplacer la richesse qui leur manque par l’habileté. Ovide leur fournit de merveilleux artifices. S’ils ne peuvent rien apporter, ils ne doivent pas moins promettre : « Les promesses ne coûtent rien, et le plus pauvre peut en être riche. Laisse croire que tu es toujours sur le point de donner ce que tu ne donneras jamais. C’est ainsi que le possesseur d’un champ stérile se laisse toujours tromper par l’espérance de la moisson prochaine ; c’est ainsi que, dans la pensée de se rattraper, le joueur continue à perdre : l’espoir flatteur de la fortune ramène au jeu ses mains acides. La grande affaire, c’est de réussir une fois sans rien débourser ; pour ne pas perdre le fruit des premières faveurs, on t’en accordera de nouvelles ». Ce qui remplace avec le plus d’avantage les riches présens, c’est la complaisance ; mais il la faut à toute épreuve. Ovide demande des prodiges de patience et d’humilité. On doit céder à toutes les exigences de la femme qu’on aime, obéir à ses ordres, défendre ses opinions, rire dès qu’elle sourit, pleurer lorsqu’elle pleure, perdre quand on joue avec elle, approcher une chaise dès qu’elle veut s’asseoir, « ôter la chaussure de