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et corrumpi saeculum vocant ; c’était toute cette société amollie dont les maximes complaisantes avaient pénétré jusqu’au Palatin. Qu’Auguste devait lui en vouloir de ne s’être pas laissé vaincre, et de lui avoir prouvé par cet exemple qu’elle était plus forte que lui ! Comme il ne lui était pas possible de s’en prendre à tout le monde et que la société échappait à sa vengeance par son étendue, il était naturel qu’il fût surtout irrité contre ceux qui la représentaient avec le plus d’éclat, et dans lesquels elle aimait à se reconnaître. À ce titre, Ovide doit lui avoir particulièrement déplu. S’il a éprouvé le désir de trouver un coupable à punir et de jeter sur quelqu’un la faute de tous, sa colère a dû retomber de préférence sur celui qui avait tant de fois glorifié les mœurs de son temps. Qui sait si dès ce moment il ne s’établit pas dans son esprit une sorte de rapport secret entre ses malheurs domestiques et les vers du poète ? Précisément, par une fâcheuse coïncidence, l’Art d’aimer fut publié l’année même de l’exil de Julie. C’était un simple hasard ; les leçons d’Ovide n’avaient eu aucune influence sur la conduite de la jeune femme, et elle pratiquait ses préceptes bien avant qu’il ne les eût écrits ; mais on comprend que cette rencontre ait frappé Auguste. Le succès même de l’ouvrage pouvait sembler une insulte à la douleur du père, comme il était un danger public aux yeux du souverain. Je suis convaincu qu’il ne l’a jamais oublié ; cependant il dissimula son mécontentement. L’Art d’aimer ne fut d’abord l’objet d’aucune poursuite. Quand l’empereur présida aux opérations du cens, il laissa au poète son anneau de chevalier, et il est probable que, quoique irrité contre ses ouvrages et l’accusant en secret d’une partie des fautes de ses contemporains, il se serait contenté de le tenir éloigné de lui, s’il n’était survenu quelque accident nouveau qui réveilla dans sa pensée d’anciens reproches, et l’engagea à les punir.

Nous voici venus enfin à cet événement mystérieux qui fit éclater la colère d’Auguste. J’ai déjà dit que nous étions réduits, pour le connaître, au témoignage d’Ovide ; or il en a très peu parlé. Personne ne l’ignorait de son temps, ce qui le dispense de le raconter. Il évite même, autant qu’il le peut, d’y faire quelque allusion. Au moindre mot qui lui échappe, il s’arrête brusquement et comme effrayé de son audace. « Tais-toi, ma langue ; il ne faut rien ajouter. Que ne puis-je ensevelir avec mes cendres ce triste souvenir ? » Et comme ses contemporains, pour les mêmes motifs sans doute, ont imité sa discrétion, nous n’avons aucun renseignement précis, ni par lui ni par les autres, sur les causes de son exil.

Ce silence de l’histoire a fait la partie belle à l’imagination ; en absence de faits certains, les hypothèses ont abondé. Je ne prendrai pas la peine de les discuter toutes ; ce serait un travail en-