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revirement, je veux essayer de prouver trois choses dont je suis fermement convaincu : d’abord l’invasion, puis la conquête du Turkestan par les Russes n’a été qu’un acte de légitime défense ; elle n’est menaçante pour aucun intérêt européen, pas plus pour l’Inde anglaise que pour nous ; enfin, bien loin d’être une calamité pour les populations conquises, elle est la seule voie de salut ouverte à ces peuples, éternellement incapables de s’organiser et de se gouverner seuls.


I

Quand la Russie, il y a trois siècles, s’émancipa complètement de la domination tartare et détruisit le long du Volga les derniers états nés de l’empire mongol, elle se vit tout à coup appelée, je dirais presque condamnée à la conquête de la moitié de l’Asie. Les nomades, rejetés derrière l’Oural, humiliés et frémissans, gardèrent encore pendant de longues années l’espoir de prendre une revanche, et la Russie n’était point alors l’immense état qui s’étale sur la carte du vieux monde. Même sous Ivan le Terrible, ils prirent Moscou et le brûlèrent ; mais le châtiment ne se fit pas attendre, et la fameuse horde d’or disparut de l’histoire. A sa place, il ne resta que des tribus disloquées, sans connexion politique, qui renoncèrent à la grande guerre et se bornèrent à celle qui est la vie même du désert, la maraude et le vol du bétail. C’est ainsi que les Kirghiz (nom impropre donné dans presque tous les livres aux trois grandes hordes qui ne connaissent d’autre nom national que Kazaks ou Kaïzaks), les Kirghiz, dis-je, devinrent des voisins fort incommodes pour les sujets moscovites du pays d’Astrakhan, les Kalmouks d’une part, les Cosaques et les colons de la ligne d’Orenbourg de l’autre. Pour protéger ses populations pacifiques, la Russie dut obéir à la même nécessité qui, en Afrique, nous a poussés à aller toujours en avant, à conquérir Medeah pour couvrir la Mitidja, Laghouat pour couvrir Medeah, et Ouargla pour couvrir Laghouat. Les trois hordes furent atteintes l’une après l’autre au fond de leurs steppes arides, et une ligne de postes fortifiés, courant d’Orenbourg au lac Baïkal, sur une longueur égale à la distance de Barcelone à Pétersbourg, répondit à la Russie de la soumission des nomades et de la tranquillité de ses provinces orientales.

Voilà ce qu’était, il y a trente ans, la frontière russe du côté de ce que les cartes appelaient encore la Tartarie indépendante. Cette frontière était-elle, dans la pensée du gouvernement moscovite, quelque chose de temporaire ou n’était-elle destinée qu’à marquer