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prophétisme la cause de sa plus belle floraison à la fois et de sa mort. Phénomène de la vie de sentiment, forme particulière de l’enthousiasme, le prophétisme, en devenant littéraire, gagnera en harmonie et en pureté. La réflexion commençante l’émondera. Il jetterai donc son plus brillant éclat et se maintiendra à cet apogée, à la condition que la réflexion ne vienne pas à l’emporter sur l’inspiration prime-sautière. Le jour où cette interversion des rôles aura lieu sera le commencement de la décadence. Du prophétisme brûlant, poétique, écumant d’ardeur, si j’ose ainsi dire, sous les formes auxquelles il se soumet, à la longue il ne restera plus qu’un genre, une manière, suscitant de secs et maladroits imitateurs. Les premiers prophètes qui mettent leurs discours par écrit sont évidemment poètes, leurs prophéties sont en vers ; à la fin du VIIe siècle, les vers et la prose se partagent les discours prophétiques chez Jérémie et Ézéchiel. Après le retour de Babylone, le feu sacré décidément s’éteint. Haggée, Zacharie, Malachie, n’écrivent plus qu’en prose. Le scribe, tout bardé de scolastique, ne va pas tarder à succéder au nâbi,

Il ne faut donc pas s’étonner outre mesure si dans les grandes productions du prophétisme on retrouve encore des restes de l’extrême originalité et même des bizarreries du prophétisme primitif. Le XVIIIe siècle a fait toute sorte de gorges chaudes à propos du mariage figuratif d’Osée avec une prostituée et de la nourriture impossible ordonnée quelque part au prophète Ézéchiel. Voltaire ne tarissait pas sur ces détails, et le fait est que, s’il y avait uniquement des symboles de ce genre chez les prophètes d’Israël, on pourrait regretter qu’ils ne se soient pas bornés à parler à leurs contemporains ; mais quelle injustice de s’appesantir ainsi sur quelques images dont la grossièreté primitive nous voile la justesse et de passer sous silence les beautés de premier ordre de cette littérature, qui remonte au moins aussi haut que les poésies homériques, et qui a sur celles-ci l’avantage de nous transporter au cœur même de la réalité historique ! Joel, Amos, les deux Ésaïe, Nahum, Habacnc, sont des poètes-orateurs de premier ordre. La vivacité, le coloris de leurs peintures, la véhémence de leurs apostrophes, l’originalité de leurs comparaisons, la puissance avec laquelle ils objectivent les faits qu’ils racontent ou prédisent, ce je ne sais quoi de fort et de franc, d’osé et d’aisé, qui est l’apanage des littératures jeunes et encore sans raffinement, tout donne une saveur aussi vigoureuse qu’agréable à ces productions malheureusement bien défigurées dans nos versions françaises[1]. Qu’on lise, par

  1. On verra dans l’étude suivante que, depuis quelque temps, il faut faire exception à ce jugement sommaire pour les prophéties d’Ésaïe.