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mérite, notre récit aura du moins celui de l’exactitude, car il reposera tout entier sur des documens certains. Un chercheur patient et érudit, M. l’abbé Chevalier, s’est pris de passion pour Chenonceau. Il a voulu dégager son histoire des nuages de la légende et des incertitudes de la tradition, il s’est voué à l’étude du chartrier du château, et a trouvé là toute une mine de détails curieux et de révélations piquantes. Cinq volumes de pièces inédites ont livré au public le fruit de ses savantes études. C’est d’après ces pièces, pour la plupart originales, toutes parfaitement authentiques, que nous essaierons de raconter ce qu’on peut appeler l’odyssée de Chenonceau.


I

Chenonceau ne date pas du XVIe siècle. Sa première aventure remonte à Charles VI. En ce temps-là, c’était un château fort, planté non dans le lit, mais sur la rive du fleuve, et possédé depuis près de deux cents ans par une famille du nom de Marques. Jusqu’alors Chenonceau avait vécu assez tranquille, à part peut-être quelques-unes de ces escarmouches où les seigneurs de temps en temps amusaient leur humeur guerrière. Malheureusement, sous Charles VI, Jean Marques prit parti dans les luttes qui déchiraient le royaume, et son choix ne fut pas heureux. Il ne craignit pas de se déclarer contre le dauphin, son suzerain légitime, de se joindre ouvertement à la faction bourguignonne et d’appeler dans son château une garnison anglaise. Le pauvre Chenonceau paya cruellement la félonie de son maître. Assiégé, pris, saccagé, il vit son donjon renversé, ses murailles rasées, ses bois coupés à hauteur d’infamie. La fortune des Marques ne se releva pas de ce coup. De jour en jour, elle alla déclinant. Ce que la trahison avait commencé, le désordre et l’impéritie l’achevèrent. À la fin du XVe siècle, la ruine des Marques était consommée, et Pierre Marques, le petit-fils du chevalier félon, était moins maître que ses créanciers de sa seigneurie de Chenonceau.

Un homme considérable par sa richesse convoitait depuis longtemps le fief des Marques : c’était Thomas Bohier, général des finances de Normandie, chambellan de Charles VIII, puis plus tard lieutenant-général de François Ier en Italie. Par sa famille, par son état, par sa fortune Bohier nous offre le type d’une nouvelle sorte de grands seigneurs particulière à cette époque, aristocratie roturière qui dès le XVe siècle s’était par le travail élevée à la fortune pendant que l’antique noblesse, ruinée par nos longues guerres, était forcée de vendre à ces nouveau-venus ses châteaux, ses terres et souvent même jusqu’à ses titres.