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l’inviolabilité du domaine public, et ordonné la recherche de toutes concessions faites, à titre gratuit ou onéreux, contrairement à la susdite ordonnance. Le conseil révolutionnaire du district d’Amboise, dont les convoitises étaient venues se briser contre la vigilance des paysans de Chenonceau, vit là une bonne occasion de prendre sa revanche. Il déclara que « le ci-devant château » avait été engagé par les ci-devant tyrans de France, arrêta qu’un commissaire en prendrait possession comme d’un bien domanial, et en vertu de cet arrêt Chenonceau fut saisi, ses revenus séquestrés, et Mme Dupin sommée de produire ses titres.

Elle les produisit, et, chose rare à cette époque, elle obtint justice ; mais devinez quelles pièces lui valurent gain de cause ? Ce furent tout simplement les procédures de Diane de Poitiers contre Antoine Bohier. Oui, ce fut cet inique procès de 1550, suscité jadis contre toute justice par Mme de Valentinois, qui sauva en 1790 Mme Dupin d’une expulsion violente. C’est grâce au génie de la chicane déployé deux cent cinquante ans plus tôt par la maîtresse de Henri II, qu’il fut prouvé que la tache domaniale avait été radicalement effacée, pour ne plus reparaître jamais ni dans la succession de Catherine de Médicis, ni dans aucune des ventes postérieures. Devant ces preuves péremptoires, les juges révolutionnaires eux-mêmes durent renoncer à la saisie. Voilà un résultat auquel Diane de Poitiers n’avait assurément pas songé : de sa savante procédure elle n’avait pas tiré profit, mais elle avait travaillé pour les autres : ce n’était que justice après tout.

Telle fut la dernière aventure de Chenonceau. Le repos et le calme succédèrent définitivement à tant de hasards et de vicissitudes. A la mort de Mme Dupin, qui s’éteignit en 1799 dans son château bien-aimé, comblée d’années et de respects, son petit-neveu, M. de Villeneuve, recueillit ce beau domaine. Il y passa sa vie presque entière. Le maître et le château vieillirent ensemble, et cette seconde vieillesse fut pour Chenonceau exempte de troubles et d’agitations. Aujourd’hui une fois encore il a changé de maître ; mais il ne se plaint pas de sa nouvelle fortune. On l’aime, on le choie, on le soigne avec amour, on efface ses rides, on lui refait une troisième jeunesse. Et voyez un peu la persistance de la destinée ; c’est encore à l’influence d’une femme que Chenonceau doit ce regain de vie et d’éclat. C’est une femme dont le goût et l’intelligence président à la résurrection de la demeure de Diane et de Catherine.


E. AUBRY-VITET