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s’effeuillèrent, jonchèrent le sol de leurs pétales. Au même instant, un roulement de voiture se fit entendre ; Mme Bréhanne revenait de la promenade. Didier se releva précipitamment et s’enfuit à travers le jardin potager, confus comme un voleur surpris en flagrant délit. Mme d’Azado le regarda s’éloigner ; heureusement pour elle il ne retourna pas la tête : elle eût été effrayée du changement subit qui s’était fait dans son visage.

Didier s’enfuyait confus comme un voleur, mais comme un voleur qui a forcé un coffre-fort et qui l’a trouvé vide. Ce baiser, qui aurait enflammé tout autre que lui, l’avait subitement glacé ; son ivresse s’était dissipée comme par enchantement ; son illusion s’était effeuillée comme les pavots. Ce baiser fatal lui avait fait sentir en quelque sorte les inexorables bornes de la volupté ; par une prise de possession anticipée, son imagination venait de dévorer en un instant toutes les délices de l’amour ; elle en avait touché le fond et s’était réveillée en sursaut. Prompt à se livrer, plus prompt à se déprendre, Didier était un candide, un honnête don Juan. Il avait eu dans sa vie, presque coup sur coup, trois aventures amoureuses, et il s’était juré de s’en tenir là. À trois reprises il avait cru se donner pour jamais, et son illusion n’avait pas passé la semaine. Il y avait dix ans, il s’était agenouillé pour la première fois aux pieds d’une femme ; ce qui avait suivi était resté à mille piques au-dessous de ses rêves, et le lendemain, en s’éveillant, il avait regretté ses désirs et méprisé son bonheur.

Il s’en retournait la tête basse, l’œil éteint, profondément découragé et très mécontent de lui-même. De quoi lui servaient donc ses expériences, ses réflexions ? Sa hautaine sagesse s’était cruellement démentie ; il avait été dupe de son imagination, il avait donné tête baissée dans le panneau qu’elle lui tendait. Quand apprendrait-il à se défier de ses pièges ? Et quel fonds pouvait-il faire sur cet universel dégrisement dont il tirait vanité ? Il regrettait avec amertume de n’avoir pas suivi son premier mouvement. Que n’était-il allé courir les bois ? Pourquoi descendre de sa montagne ? Une fois de plus il avait voulu essayer de vivre, une fois de plus il avait constaté l’incurable impuissance de son cœur. Ces roses, ces pavots,., quelle folie ! Il aperçut au bord de la route un superbe coquelicot qui se prélassait sur sa tige ; en passant, il l’écrasa du pied.

Mais il n’avait pas seulement des regrets : sa "très honnête conscience lui adressait de sérieux reproches ; il ne pouvait songer sans remords à sa cousine, à l’étrangeté du rôle qu’il lui faisait jouer. Ne semblait —il pas qu’en se liant avec elle il eût voulu se procurer un sujet et faire une expérience ? Assurément elle méritait mieux que cela. Comment se justifier devant elle ? comment lui expliquer…