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PROSPER RANDOCE.

En arrivant au Guard, il avait la mine si longue et le visage si défait que la vieille Marion, qui le vit rentrer, en fut frappé : — Qu’est-il arrivé à monsieur ? pensa-t-elle. Il a l’air d’un chasseur qui revient bredouille. — Il dîna sur le pouce et courut s’enfermer dans sa chambre, où il passa toute la nuit à se promener, allant et venant comme un ours en cage. Par intervalles il se disait que son honneur était engagé, que la sottise étant faite, il devait en accepter les conséquences, en porter la peine ; il se.souvenait de cet adage favori de son père, que quand le vin est tiré il faut le boire et ne pas faire la grimace au malheur. Son devoir était de se résigner, de s’exécuter de bonne grâce ; mais l’instant d’après il sentait son cœur se redresser sous cette avalanche de beaux raisonnemens, son insurmontable aversion pour le mariage se réveillait plus forte que jamais ; il se disait qu’un tel acte d’héroïsme dépassait son courage. Au surplus n’aggraverait-il pas sa faute en la voulant réparer ? Il se savait incapable de contraindre son humeur, de dissimuler ses dégoûts. Que pouvait-il promettre à M me d’Azado ? Voudrait-elle encore de lui quand elle connaîtrait ses véritables sentimens ? Accepterait-elle une expiation qui devait faire leur éternel malheur à tous deux ? Elle se croyait aimée ; il fallait la détromper bien vite. Une parfaite sincérité, — voilà ce qu’il lui devait, ce qu’il se devait à lui-même.

Quand le matin parut, il prit la plume, écrivit tout d’une haleine cinq ou six lettres à sa cousine ; la plus sensée et la seule qu’il envoya était ainsi conçue :

« Ma chère Lucile, votre beauté m’a fait faire un acte de folie. Ce n’est pas être fou que de vous admirer ; mais l’admiration extravague quand elle prend une posture et un langage qui ne conviennent qu’à l’amour. Qu’avez-vous à faire de mes agenouillemens, de mes extases ? Plus que toute autre femme vous êtes digne d’être aimée, et j’envie, non sans faire un amer retour sur moi-même, l’homme qui saura vous comprendre.et se donner à vous ; son bonheur est assuré. Je suis descendu dans mon cœur ; ce misérable cœur est également incapable de goûter et de donner le bonheur ; il a peur de tout engagement comme d’une servitude, il a des aridités dont votre beauté même ne saurait triompher. Je ne suis qu’un pauvre insensé ; pardonnez moi, je souffre assez pour mériter votre indulgence, et puissiez-vous me fournir prochainement quelque occasion de vous prouver mon inaltérable, ma respectueuse amitié ! »

Quand on lui remit ce billet, Mme d’Azado était assise sous le berceau de buis où elle avait vu Didier agenouillé devant elle. Elle tenait à la main, par contenance, un volume de Shakspeare qu’il lui avait prêté ; mais elle n’était pas d’humeur à lire. Elle repassait dans son esprit la scène de la veille, et le cas lui semblait perplexe ;