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faculté shakspearienne que possédait ce grand esprit de faire vivre un personnage, d’individualiser, le rôle de Peters me la fournirait. J’étudiais l’autre soir à ce point de vue le caractère musical. Quelle intelligence et quelle vigueur de touche dans les deux premiers actes ! Au troisième, le personnage faiblit, l’affreux Sarmate s’humanise, tourne au sentimental ; on surprend le maître en défaut d’inconséquence, il veut utiliser divers morceaux, d’ailleurs très réussis, de sa conception originelle, et, sans qu’il s’en aperçoive, la virtuosité musicale, si rare d’ailleurs dans la seconde manière de Meyerbeer, le détourne du vrai sens dramatique ; le personnage se fausse, de barbare il devient tendre, presque pleurard, et finit par s’évanouir en airs de flûte. Der alte Fritz ist floeten gegangen, disait-on à Berlin en plaisantant au sujet de cette dernière scène. Encore avec Frédéric la flûte avait sa raison d’être ; l’ami de Voltaire, on le sait, fut aussi l’élève de Quantz, et le plus fervent, le plus convaincu des élèves. « Quantz mène le roi, Mme Quantz mène son mari, le chien de Mme Quantz mène Mme Quantz, donc c’est le carlin de Mme Quantz qui gouverne la Prusse. » Le grand Frédéric ne désarmait pas ; jusque sur les champs de bataille, sa flûte l’accompagnait. Qu’au théâtre on utilise un pareille, c’est de droit, que dans un dénoûment où le vieux Fritz prend part sans se montrer, le petit air ou le grand air de flûte joue son rôle, à la bonne heure ; mais quels rapports peuvent exister entre un Pierre Ier de Russie et le bucolique instrument du virtuose de Sans-Souci ? En matière de dilettantisme, Pierre le Grand, comme on l’appelle, ne connut guère que l’ivrognerie ; faites-le converser avec la bouteille, et vous serez dans la vérité du héros, et cette vérité vous donnera la scène du second acte.

Entre l’admiration et le dégoût, si l’histoire hésite, Meyerbeer, lui, n’hésite pas ; il prend le barbare sur le fait et nous le montre là tel que l’Europe le connut dans ses voyages. Les souvenirs de son séjour à Berlin sont trop vivans pour n’avoir pas impressionné un peintre d’histoire comme l’auteur des Huguenots. Du soir au matin et de l’aube au coucher du soleil, le tsar Pierre était ivre ; il bâtonnait son confesseur, jetait ses gens par la fenêtre. Une princesse X.., devenue folle sous le fouet, donnait par sa présence un attrait de plus à l’orgie ; il la faisait s’asseoir à table, s’en amusait, jouait avec le pauvre être privé de raison, et trouvait du meilleur comique, de lui jeter au visage les morceaux restés sur son assiette. Caligula faisait, de son cheval un consul de Rome ; le tsar Pierre nommait pape son bouffon Suttof, et pour compléter, solenniser la dérision, on instituait cardinaux les plus francs buveurs d’eau-de-vie, à la personne desquels on attachait des conclavistes choisis parmi la fleur de l’ivrognerie moscovite et dûment travestis en dominicains, capucins, et bénédictins. Il y avait le palais du sacré-collège, où chaque membre avait sa cellule particulière ; on mangeait, buvait isolément, puis les portes s’entre-bâillaient, d’une loge à l’autre les communications