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s’établissaient, on s’apostrophait, se défiait bouteille en main ; aux pseudo-sacristains se mêlaient, courant, chantant, vagabondant, les prêtresses peu vêtues, et le tsar, déguisé en matelot, prêchait d’exemple.

L’ivresse faisait de lui un furieux, il écumait, trépignait. Dans une de ces bacchanales, on le vit tomber en convulsions (janvier 1725), et moins d’un mois après (6 février de la même année) il mourait dans le délire. Son médecin disait qu’il y avait en lui toute une légion de méchans diables, démons de cruauté, de goinfrerie, de luxure et le reste. L’incontinence en tout était son faible ; barbare, ivrogne, débauché, dès qu’il flairait le vin, le sang, il ne s’arrêtait plus. Lors du massacre des strelitz, il mit la main à l’œuvre, coupa des têtes. La nature, le sexe, peu lui importe ! Il condamne à mort l’aîné de ses fils, et c’est à peine s’il épargne ses filles au premier doute qui lui vient sur la fidélité de son ancienne maîtresse, plus tard sa femme, cette Catherine, la poétique héroïne de l’Opéra, l’Étoile du Nord ! « C’est un bon tyran, » disait M. Cousin d’un personnage de l’histoire ; Pierre le Grand fut un tyran de la pire espèce. A la férocité du Sarmate, il mariait les raffinemens diplomatiques, les astuces de ces monstres du bas-empire ; il avait la cruauté voluptueuse, et grattant le Cosaque, on trouvait le Commode et l’Héliogabale, fourbe jusque dans sa passion et sachant au besoin faire servir son ivrognerie à sa politique. Même avec la bouteille, il avait ses accommodemens, s’entendait à simuler l’ivresse pour surprendre la confiance d’un convive. On le croyait dans les vignes du Seigneur ; il y était, oui, mais comme le tigre dans sa jungle pour mieux guetter sa proie et l’égorger. — En 1717, deux ans après la mort de Louis XIV, il arrivait en France. Pour si glorieuse que fût la visite, le royaume et le régent s’en seraient bien passés. On touchait presque à la banqueroute ; l’heure n’avait rien de trop favorable aux prodigalités que ces déplacemens princiers occasionnent. Cependant une tête couronnée a droit à des égards traditionnels, même alors qu’on ne l’aurait pas invitée. Philippe d’Orléans savait trop son métier de prince pour ne pas faire honnêtement les choses. Il y eut réception à la frontière, bals, spectacle-gala, tout le train ordinaire. On festina surtout et de belle façon. Saint-Simon, qui pourtant avait pu voir fonctionner les grands virtuoses du genre, ne tarit pas sur cette goinfrerie du tsar ; laissons-le parler et peindre. « Ce qu’il buvait et mangeait en deux repas réglés est inconcevable, sans compter ce qu’il avalait de bière, de limonade et d’autres sortes de boissons entre ses repas, toute sa suite encore davantage ; une bouteille ou deux de bière, autant et quelquefois davantage de vin, des vins de liqueur après, à la fin du repas des eaux-de-vie préparées, chopine et quelquefois pinte ! » Quel dommage qu’à ces détails ne s’en mêlent pas d’autres qui seraient aujourd’hui d’un si curieux intérêt !

Comment, par exemple, Pierre le Grand passa-t-il sa première soirée