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L’histoire de la philosophie, comme toute autre histoire, n’est pas une science de syllogisme et de déduction rationnelle ; elle doit prendre les choses comme elles sont, représenter avec leurs vrais et originaux caractères les faits dont elle s’occupe, et non pas les altérer par des transformations arbitraires, sous prétexte de tirer les conséquences d’un principe donné. Que dirait-on d’un historien qui assimilerait César à Caligula, sous prétexte que l’un et l’autre ont possédé le pouvoir absolu, et que cette sorte de pouvoir contient en soi logiquement tous les excès ? Il en est de même dans la science. Quelles que soient les ressemblances de Malebranche et de Spinoza, de Locke et de Condillac, de Hegel et de Feuerbach, il faut savoir reconnaître les différences qui les séparent, différences sans lesquelles toute doctrine perd son individualité, son originalité, son caractère. Il faut prendre les idées des philosophes dans le sens où ils les ont entendues eux-mêmes, et, fussent-ils inconséquens, ne pas chercher à être plus conséquent qu’ils ne l’ont été ; en leur infligeant telle ou telle conséquence, on se substitue arbitrairement à leur place ; car, si dans leur philosophie se rencontrent à la fois deux principes contraires qui peuvent donner deux séries divergentes de conséquences, de quel droit sup-pose-t-on que l’auteur aurait choisi telle série plutôt que telle autre ? Si vous êtes son adversaire, pourquoi lui imposez-vous les conséquences qui vous sont à vous-même odieuses ? Si vous êtes son partisan, pourquoi lui prêtez-vous les conséquences qui vous sont agréables ? Cela est permis à la vérité dans la discussion philosophique, là où vous considérez les idées en elles-mêmes et non dans leur développement historique ; en histoire au contraire, le premier devoir est la fidélité.

Je dirai plus : même dans la discussion philosophique, il ne faut user qu’avec une grande circonspection de ce procédé logique qui consiste à réduire les doctrines les unes aux autres en tirant d’un principe posé les conséquences qu’il est censé contenir. On fait aujourd’hui un usage vraiment bien dangereux d’un tel procédé ; nous voyons peu à peu les doctrines, par des déductions logiques semblables à celles que nous avons combattues, poussées dans un sens ou dans l’autre aux derniers excès, et le monde de la pensée et de la croyance menacé par la logique du plus cruel déchirement. Nous voyons les doctrines moyennes disparaître peu à peu, noyées et entraînées dans le torrent des doctrines extrêmes ; nous voyons les esprits se séparer en deux camps de plus en plus enflammés, chacun arborant les dernières conséquences de ses principes ; en un mot, grâce à ce coup de logique, voici venir le jour où tous les hommes qui pensent se verront réduits à la triste alternative de