Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/831

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
827
PROSPER RANDOCE.

et je serais à votre merci ; mais ce mot, vous ne le trouverez pas, car il faudrait qu’il jaillît du cœur.

Prosper le regarda quelques instans en silence, puis il sortit en s’écriant :

Savez-vous ce que c’est que la fraternité ? Le droit d’être insolent avec impunité.

Cependant le lendemain matin il se remit au travail, et dans l’après-midi il consentit d’assez bonne grâce à faire une promenade avec son frère. Didier le conduisit aux Trois-Platanes. Mme d’Azado devait revenir sous peu ; il lui avait tenu parole, s’était occupé de son jardin ; il voulut y donner un dernier coup d’œil et s’assurer qu’on avait exécuté ses ordres. La beauté de la terrasse enchanta Randoce. — Voilà des platanes, dit-il, dont je ferai quelque chose. Je les voue à l’immortalité. Quant à ce berceau de buis, il me semble avoir été taillé tout exprès pour y placer une scène de déclaration.

À ces mots, Didier parut embarrassé, et Randoce s’en aperçut.

XXIV.

Mme Bréhanne revint à Nyons médiocrement satisfaite de son voyage. Elle y avait trouvé du mécompte. Paris lui avait semblé trop grand, trop affairé, trop essoufflé. Elle s’était sentie comme perdue dans ce tourbillon, elle n’y faisait pas figure. Décidément Lima valait mieux. Dans cette ville adorable, on n’a pas besoin de s’agiter pour être quelque chose, et la vie est un hamac où l’on berce ses plaisirs. Le Rhin non plus n’avait pas tenu ses promesses. Le mystérieux inconnu, le libérateur espéré, n’était apparu ni sur la terrasse du château d’Heidelberg, ni sur la plate-forme du Rheinfels. Mme Bréhanne avait rencontré à table d’hôte des hobereaux prussiens, des lords anglais, des boyards moscovites ; aucun ne lui avait offert sa fortune et sa main. Un prince valaque avait paru sensible à ses charmes ; mais la conjonction des planètes ne s’était pas opérée, peut-être Lucile avait-elle traversé leurs intelligences.

En rentrant aux Trois-Platanes, Mme Bréhanne éprouva un serrement de cœur, comme un prisonnier qui, après avoir respiré le frais dans le préau, se voit réintégrer dans sa cellule. Elle défendit à sa soubrette de défaire ses malles. Entre huit et neuf heures, elle fut promener sa mélancolie dans le jardin. La lune éclairait. Elle se dit que cette lune était la même qu’on voyait à Lima. Cette réflexion lui fut de quelque douceur. Sa fille l’ayant rejointe : — Mon Dieu ! que vous êtes heureuse, Lucile ! dit-elle en soupirant.

— Heureuse de quoi ? demanda Mme d’Azado.