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des gens qui se trouvent petits et à qui les autres imposent ; mais il y avait des jours où il se sentait dans un tel désaccord avec tout ce qui l’entourait ou l’approchait, que l’effort d’une conversation à soutenir le mettait hors de lui. La plus simple question, un compliment banal auquel il fallait répondre par un autre compliment, le jetaient dans un extrême embarras ; il ne trouvait rien, les mots lui manquaient, il demeurait court et craignait d’avoir l’air idiot. Et cependant il aurait eu matière à discourir, il sentait ses idées grouiller dans sa tête ; mais il lui semblait qu’elles n’étaient pas de défaite, qu’elles n’avaient pas cours dans le monde, et qu’il serait mal reçu à s’en servir pour défrayer un entretien. Bref, il était empêché comme un homme qui voudrait faire quelques menues emplettes et qui n’aurait en poche que des billets de banque dont il ne pourrait trouver le change. Quand sa migraine le tenait, Didier restait chez lui, ou, s’il était forcé de sortir, il évitait les chemins battus ; en dépit de ses précautions, lui arrivait-il de faire quelque fâcheuse rencontre, il se renfermait dans une froide réserve qui tenait à distance les questionneurs et les faiseurs de compliniens. Que si un importun s’obstinait à entrer en propos, il le démontait bientôt par quelques mots d’une ironie sèche et amère qui semblaient démentir sa mansuétude habituelle, et qui n’étaient qu’un expédient pour couvrir son embarras. Il est des gens que la peur d’avoir peur rend agressifs.

Didier s’efforça de dissimuler sa migraine ; il serra la main du notaire, salua gracieusement sa tante et sa cousine, et s’empressa d’aller donner des ordres pour le déjeuner. Dès qu’il fut de retour, M ine Bréhanne s’empara de lui, se pendit à son bras, et, l’entraînant dans une allée du jardin, l’assaillit de ses litanies et de ses questions accoutumées. Depuis deux mois qu’elle était à Nyons, elle n’avait pas perdu son temps ; elle avait pris langue et s’était mise au fait des grandes et petites affaires de tout le canton ; elle savait sur le bout du doigt les familles, les maisons, les parentés, les fortunes, l’étendue et le rapport des propriétés, les naissances et les décès, les mariages certains, les mariages probables, les mariages possibles. Il va sans dire que toute cette enquête devait lui servir à résoudre la seule question qui l’intéressât : « se pourrait-il qu’une femme telle que moi trouvât à convoler dans un pays tel que celui-ci ? » Sur plus d’un point, il lui restait des doutes, des ignorances ; elle demandait des éclaircissemens à Didier. Celui-ci répondait au hasard, en regardant le gros oiseau de paradis qu’elle portait sur son chapeau, et il commettait de telles balourdises qu’elle en demeurait stupéfaite. — Mais que dites-vous donc là ? s’écriait-elle. D’où sortez-vous ? Comment pouvez-vous ignorer ?…