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PROSPER RANDOCE.

Faut-il que j’arrive du Pérou pour vous apprendre ?… Vraiment vous tombez de la lune.

— Oui, madame, répondait Didier, qui ne demandait qu’à y retourner.

Pendant ce temps, Lucile, sous la conduite du notaire, faisait le tour du domaine ; elle inspectait d’un œil curieux les champs, le verger, les bâtimens. On aurait pu croire qu’effectivement elle dressait un inventaire, mais c’était un inventaire de souvenirs. Tout ce qu’elle voyait réveillait dans sa mémoire des images confuses qu’elle prenait plaisir à débrouiller. Elle reconnaissait ou croyait reconnaître des treilles où elle avait souvent grappillé, un vieil olivier tortu dont elle avait tenté plus d’une fois l’escalade, une pelouse où elle s’était laissée rouler, un colombier où l’on grimpait par une vieille échelle branlante, une tourelle noire dans laquelle son cousin l’avait un jour enfermée et où elle avait eu grand’peur. Le ciel était radieux, elle entendait son enfance bourdonner autour d’elle comme une abeille. Tout en se complaisant dans ses souvenirs, elle admirait l’ordre, la propreté vraiment hollandaise qui régnait partout, jusque dans les écuries et la basse-cour. Elle ne put se tenir d’en témoigner son étonnement à M. Patru.

— Vous me donnez mon cousin pour un rêveur, lui dit-elle. Je vois qu’il est passé maître dans l’art de gouverner une maison. On chercherait vainement à trois lieues à la ronde des dépendances mieux tenues que les siennes.

— Votre oncle, lui répondit M. Patru, était le premier homme du monde pour dresser des domestiques. Il avait des yeux d’argus, une grosse voix, et dans ses tempêtes, qui heureusement étaient rares, des fougues qui faisaient trembler. Tout son monde obéissait à la baguette. Votre cousin suit une autre méthode : il se fait adorer. Il a hérité de son père un maître-valet qui se ferait hacher pour lui ; il tomba malade l’an dernier, et Didier le veilla pendant six nuits. Ce brave garçon n’est pas aimé de tout le monde ; ses froideurs lui font des ennemis parmi ses égaux. En revanche, les petites gens le portent dans leur cœur et lui sont dévoués jusqu’au fanatisme. Ne dépensant rien pour lui, il donne à tout venant ; l’argent ne lui tient pas dans les mains. C’est un drôle de pistolet que votre cousin ; par malheur, c’est un pistolet qui n’est pas chargé. Qu’il réussisse un beau jour à se passionner pour quelque chose, fût-ce pour une bêtise ou une folie, et ce sera un homme accompli.

— Vous lui reprochez son indifférence ; peut-être le rend-elle heureux.

— Mettez-vous dans l’esprit, chère madame, que jamais l’indifférence n’a fait le bonheur de personne. Sans de petites ou de