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tuerie avec pendaisons et décollations. Il entreprit de purifier le théâtre, sonna la charge contre le ballet et les arlequinades. Dans une représentation qui fut donnée à Leipzig en 1737, Arlequin fut brûlé solennellement sur la scène. Les Grecs et les Romains recueillirent sa succession, et grâce à Gottsched l’Allemagne commença d’avoir des pièces régulières, qui étaient au théâtre de Racine ce qu’avaient été jadis à Euripide et à Sophocle les tragédies de Jodelle et de Garnier.

Les Suisses ne croyaient pas comme Gottsched que tout fût trouvé, ils parlaient respectueusement des classiques grecs et français ; mais ils pensaient qu’il y avait mieux à faire que de les imiter en tout et qu’un poète allemand et chrétien doit se souvenir qu’il écrit pour des Allemands et pour des chrétiens. Voici comment ils raisonnaient quand ils se donnaient la peine de raisonner : la meilleure poésie, disaient-ils, est celle qui agit le plus fortement sur l’imagination ; or ce qui nous frappe le plus, c’est le nouveau, l’extraordinaire, et quoi de plus extraordinaire que le merveilleux ? Mais pour que le merveilleux produise tout son effet, il faut que nous le prenions au sérieux, que nous consentions à y croire : d’où les Suisses concluaient que la mythologie hébraïque et chrétienne doit être l’âme et le principal ressort de la poésie moderne. De là leur admiration pour le Paradis perdu, que Bodmer traduisit et qu’il défendit contre les plaisanteries de Voltaire. L’auteur de la Henriade reprochait à Milton d’avoir fait tirer le canon par les anges. — « Insigne mauvaise foi ! répondait Bodmer. Les canons de Milton ne sont pas des pièces de douze, ce sont des canons éthérés, et ce genre d’artillerie n’est point déplacé dans le ciel. » Éthérée ou non, cette artillerie déplaisait à Gottsched, qui, jurant par Boileau, n’approuvait non plus le serpent, la pomme et le diable hurlant contre les cieux. Des dissentimens religieux aigrissaient cette singulière querelle littéraire. Gottsched était un mécréant wolfien, qui eût été bien volontiers libre penseur ; il ne lui manquait que de penser. Les Suisses étaient confits dans le piétisme et guerroyèrent contre l’incroyance de leur siècle. Ce qui est remarquable, c’est que les deux partis pouvaient se réclamer de la même autorité. C’était moins la France qui régnait en Allemagne que l’Angleterre francisée de la reine Anne. Addison et le Spectateur faisaient loi. Comme Addison, Gottsched composa un Caton ; mais, comme les Suisses, Addison avait défendu Milton. Addison combattant Addison, voilà le fond de ce grand débat entre Leipzig et Zurich ; on comprend qu’il soit malaisé de s’y reconnaître. En dépit de la Noachide, les Suisses eurent gain de cause. Ils appelaient de tous leurs vœux un Milton allemand ; leur appel fut entendu. En I748, un jeune homme écri-