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vait à Bodmer : — « Je n’étais encore qu’un jouvenceau qui lisait Homère et Virgile et pestait en secret contre les théories critiques des Saxons, lorsque vos ouvrages et ceux de Breitinger me tombèrent dans les mains. Je les lus ou plutôt je les dévorai, — et tandis qu’Homère se tenait à ma droite, je les avais toujours à ma gauche pour les pouvoir feuilleter sans cesse. » Ce jeune homme se nommait Klopstock : la Messiade parut et jouit en peu de temps d’une vogue immense. Le talent de Klopstock donnait raison à la théorie des Suisses, qu’il proclamait ses maîtres. Le vieux Gottsched comprit le danger ; entouré de ses caudataires, il poussa droit au monstre, qu’il essaya de pourfendre. Ses forces trahirent son courage, la Messiade triomphante lui fit perdre les arçons ; mais on peut voir combien il est faux de prétendre que les Suisses soutenaient contre lui la cause de la liberté de l’art et de la poésie. Leurs doctrines n’étaient pas moins étroites que les siennes ; c’était la lutte d’une poétique contre une poétique : à Batteux, Batteux et demi. Toute la différence est que Gottsched voulait asservir l’Allemagne à des modèles, et que les Suisses l’asservissaient à un programme.

Enfin Lessing apparut sur le champ de bataille. De quel côté allait-il se ranger ? Il ne balança pas ; il s’attaqua résolument aux deux partis et se les mit tous deux à la fois sur les bras. Pendant la guerre de sept ans, on l’accusait à Berlin d’être Saxon, à Leipzig d’être Prussien. Ces aventures ne sont pas rares dans la vie des hommes supérieurs. Lessing pouvait affronter sans crainte tous les hasards de la bataille ; il était armé d’une épée qu’il avait lui-même forgée et fourbie, et qui lui répondait de la victoire. Quand on vient de lire du Bodmer et du Gottsched, et qu’on passe de leur mortel rabâchage aux premiers essais critiques de Lessing, on demeure confondu ; cette prose légère, spirituelle, allurée, incisive et toute lumineuse semble tenir du prodige. D’où vient-elle ? Quel est cet astre nouveau qui se lève sur l’Allemagne ? Des oiseaux de nuit se battaient en champ clos et dans les ténèbres ; Lessing ouvrit une lucarne, fit pénétrer le jour à flots ; clignant des yeux, les chats-huans éblouis regagnèrent précipitamment leurs trous, reconduits par les sifflets des pierrots.

Lessing n’a pas perdu son temps à réfuter en règle la poétique des Suisses ; il avait mieux à faire. Les Suisses n’étaient forts que par Klopstock, qui prêtait à leurs théories le crédit de son talent et de son immense succès. C’est Klopstock que Lessing prit à partie. Ce personnage ne lui revenait pas. L’auteur de la Messiade fut assurément un digne homme et un écrivain de mérite ; mais il avait une forte dose de ce charlatanisme sentimental qui manque rarement