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grand art, il nous révèle le merveilleux de la vie, et les trois pièces de Lessing qui méritent d’être citées sont trois victoires de son talent, trois défaites de son système.

Nous avons dit la sensation que fit Minna de Barnhelm. Le théâtre allemand possédait enfin une pièce allemande. Lessing a placé la scène en Prusse, au lendemain des éclatantes victoires de Frédéric. Il a peint à merveille cet état de langueur fiévreuse qui succède aux fureurs et aux désordres d’une longue guerre. On a longtemps vécu dans les alertes, dans les hasards ; la guerre remet en question toutes les destinées ; dans cette universelle confusion, tous les rêves sont permis, on prend la vie comme une aventure qui peut mener à tout. Cependant la paix se fait ; les choses se remettent insensiblement à leur place ; il faut se ressouvenir de ce qu’on est, recommencer la vie d’habitude ; l’inertie de l’ennui présent fait regretter les actives souffrances d’autrefois. Les personnages de Diderot étaient comme Ulysse chez le cyclope ; ils s’appelaient personne. Lessing a pris les siens dans la nature. Un aubergiste, sorte d’aigrefin bonhomme et paterne, assez pareil au petit baragouineur suisse d’Hamilton, lequel plumait les gens en leur demandant pardon de la liberté grande; le domestique Just, quelque peu ribaud, très sujet à manger dans la main, mais qui désarme les rigueurs de son maître par sa fidélité de caniche ; un maréchal des logis qui ne sait que faire de sa personne depuis qu’il a remis le sabre au fourreau et qui projette de s’en aller guerroyer contre le Grand-Turc, au demeurant la plus honnête créature du monde, l’un de ces lourdauds qui ne sauraient vous obliger sans vous marcher sur le pied ; un chevalier d’industrie français, lequel file la carte pour corriger la fortune, et s’indigne de la grossièreté de la langue allemande, qui n’a que le mot tromper pour rendre ces nuances, Lessing a connu toutes ces figures à Breslau.

Son héroïne est une aimable Saxonne et une véritable Allemande. Elle est plus fière d’aimer que d’être aimée. — « J’avais entendu parler de vous, dit-elle au major de Tellheim, et la première fois que je vous vis, j’étais décidée à vous aimer. « Mais la figure dominante et dans laquelle se concentre tout l’intérêt de la pièce, c’est ce major prussien. Soit curiosité, soit goût des aventures, il a fait campagne en volontaire. L’odeur de la poudre ne l’a point grisé ; il juge froidement les choses et les hommes, ne se fait d’illusion ni sur les princes, ni sur les grands, ni sur la guerre, ni sur la gloire, ni même sur le drapeau qu’il sert, et garde sous le harnais toute sa fière indépendance. On l’envoie lever en Thuringe une contribution de guerre ; la somme est forte, il en avance généreusement une partie. Après la paix, il présente ses comptes et son billet. Son cas paraît louche, on le met à pied et on informe contre lui ; le voilà