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ruiné et sous le coup d’un procès infamant. Une sombre misanthropie s’empare de lui, sa fierté s’exaspère. Des amis fidèles s’efforcent de lui venir en aide ; il ne se prête à rien, repousse avec emportement toutes les offres de services. L’un de ses anciens compagnons d’armes lui doit 400 écus ; il meurt, et sa veuve vient s’acquitter. Le créancier ne veut pas entendre à cette restitution, il anéantit sa créance : il lui plaît d’être généreux une fois encore, et on dirait aussi qu’il lui tarde, pour la beauté du fait, de se voir réduit à la besace ; mais de quoi se plaint-il ? Il aime, il est aimé, et la femme qui l’aime a de quoi réparer le naufrage de son honneur et de sa fortune. Il rompt avec elle, il refuse de l’envelopper dans son humiliation et dans son malheur ; il n’est plus digne de lui donner son nom, et il rougirait de vivre de ses bienfaits. Elle s’acharne à le sauver, il s’acharne à se perdre, il épousera la solitude et la misère. Heureusement tout s’éclaircit, tout s’arrange ; il y avait dans ce temps des juges à Berlin[1]. Justice lui est rendue ; il épousera Minna. La Prusse épousant la Saxe, quelques jours après Rosbach, quand la blessure saignait encore et que les haines étaient brûlantes ! Ce pacifique dénoûment prêchait à l’Allemagne l’oubli de ses fureurs, et l’intention de Lessing est visible. Comme Voltaire, il a mis l’art au service des idées humaines ; mais que devient sa théorie ? Nous admirons Tellheim plus que nous ne le plaignons ; car il met du sien dans son malheur, il s’aide à souffrir. Le caractère de ce soldat philosophe, de ce misanthrope humain, qui joint aux clairvoyances d’un esprit supérieur l’exaltation du sentiment, les brusques incartades de sa fierté, ses acharnemens contre lui-même, les bizarreries apparentes de cette raison frondeuse, que n’ont pu fasciner ni la gloire ni les grands et qui se laisse en quelque sorte éblouir par le malheur, — voilà ce qui fait vivre la pièce de Lessing. On a voulu le reconnaître dans son major, et il est certain qu’ils se ressemblent ; mais le poète n’a pas dit tout son secret à son héros, il ne lui a point fait part de ce mâle enjouement qui le consolait des noirceurs de la fortune ; quand elle lui avait joué quelque tour, il commençait par se fâcher, puis il se prenait

  1. Un critique allemand, qui est un penseur, M. Hettner, se plaint dans un opuscule intitulé Das moderne Drama que le dénoûment de toutes les pièces de Lessing repose sur un accident. Il adresse le même reproche aux drames historiques de Schiller. Il serait cependant difficile de citer une seule pièce espagnole, anglaise, française, où la chance ne joue aucun rôle ; partout nous voyons la rencontre et le conflit du hasard avec des nécessités de caractère et de situation, — et de cette rencontre jaillit le drame, comme l’étincelle jaillit du choc de deux cailloux. Tout ce qu’on peut exiger, c’est que ces hasards soient vraisemblables. M. Hettner voudrait bannir l’accident de l’art ; il faudrait commencer par le bannir de la vie. Sadowa est un accident ; il y avait de bonnes raisons pour que les Prussiens fussent vainqueurs, mais ils pouvaient être battus.