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registres de paroisse de Deventer. Or on n’inscrivait sur ces registres que les enfans légitimes. C’est là évidemment en faveur du mariage de Descartes une présomption très forte, je dirais même décisive, si l’on pouvait s’assurer que l’exclusion signalée était absolue, et qu’on ne fit jamais d’exception en faveur de quelque personnage considérable, ce qui a pu être le cas de Descartes. Néanmoins ce fait vient évidemment à l’appui du bruit qui avait couru en Hollande, et que Baillet, étant loin de la source, a pu prendre pour une invention charitable. Supposons maintenant qu’il y ait eu réellement mariage secret, quel motif peut avoir eu Descartes de le dissimuler? J’imagine pour ma part qu’Hélène, fille de Jean, n’était peut-être pas d’une naissance très distinguée, que Descartes, assez fier d’ailleurs de sa condition, et pour éviter les tracasseries, qu’il n’aimait pas, soit les reproches de sa famille, soit le blâme de ses amis, aura voulu cacher le fait de sa mésalliance. De plus nous avons signalé déjà le singulier goût de Descartes pour le mystère, ses retraites secrètes, ses cachotteries et les combinaisons compliquées qu’il mettait en usage pour se dérober à la curiosité du public. Il cachait sa vie, il a donc pu cacher son mariage. Son imagination romanesque, qui avait horreur du commun, a pu préférer les apparences, fort peu déshonorantes d’ailleurs en ce temps-là chez un gentilhomme, d’un commerce illicite à la situation plus honnête, mais plus bourgeoise, d’un mariage affiché.

Ces diverses circonstances nous montrent dans Descartes un tout autre homme que le métaphysicien abstrait et spéculatif auquel nous sommes habitués, un homme d’un caractère ferme et hardi, prêt à toutes les circonstances, connaissant la vie et ses hasards, nullement emprunté en présence des choses réelles. Un trait cependant, et un trait remarquable, réunit les deux hommes que nous venons de distinguer : c’est que, malgré sa curiosité pour les choses du monde. Descartes n’a jamais été, comme il le dit lui-même, « qu’un spectateur et non un acteur dans les comédies qui s’y jouent. » Cette fois il se définit lui-même avec une parfaite exactitude. Il n’a jamais été qu’un spectateur et n’a point voulu être autre chose. Il a vu le spectacle de la vie, mais il n’a pas joué lui-même. Dans ses voyages comme dans sa philosophie, il ne fut qu’un contemplatif. Jamais il n’eut aucune responsabilité, jamais il ne voulut en avoir. Né avec quelque aisance, dit-il lui-même non sans une certaine fierté nobiliaire, « il ne se sentait pas, grâce à Dieu, de condition qui l’obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. » Il se refusa donc toujours à prendre un état. Ses parens le pressèrent à plusieurs reprises d’acheter une charge, et Descartes fit toujours semblant de vouloir leur complaire; mais il