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trouvait toujours des défaites nouvelles, et M. Millet a raison de reprocher à Baillet d’avoir pris au sérieux ces projets d’établissement. Descartes refusa donc toute sa vie de prendre aucune part de responsabilité dans les affaires humaines. Il ne voulut pas même faire métier de science. Il résulte de là que sa vie, quoique très agitée, n’a pas été une vie active, et peut-être est-ce là qu’il faut chercher la raison d’une certaine stérilité psychologique et morale dans ses écrits. Pour bien connaître les hommes, il ne suffit pas de les regarder agir, il faut agir avec eux : autrement les expériences ne sont pas assez intéressantes pour laisser des traces dans l’imagination et dans la mémoire. Descartes avait sans doute assez vu les hommes pour savoir se comporter avec eux dans toutes les circonstances qui pouvaient se présenter; mais la vie humaine n’intéressait que son imagination du moment. C’était une distraction et non une occupation. La pente naturelle, l’inclination de son esprit, étaient d’oublier le dehors pour vivre en dedans. Les grands philosophes que nous signalions plus haut pour leur profonde connaissance du cœur, Aristote et Bacon, n’avaient pas été seulement des spectateurs, ils avaient été de vrais acteurs dans les comédies du monde. Ce n’est pas un petit rôle à jouer que celui de précepteur de prince, et le lord-chancelier d’Angleterre avait vu de près (de trop près, hélas ! pour son honneur) les choses et les hommes. Quant à Descartes, qui n’a jamais voulu que voir sans agir, il ne put être et ne fut jamais qu’un spéculatif.

Cette crainte de la responsabilité est encore vraisemblablement la cause qui nous explique un des traits les moins louables du caractère de Descartes : je veux dire cet excès de circonspection qui lui fit renier Galilée, détruire ou du moins cacher son Traité du Monde après le jugement de l’inquisition, et en toutes choses rechercher la sécurité un peu aux dépens de la hardiesse et de la dignité. Certainement Descartes n’était pas lâche, il avait même le cœur haut, et, quand il était attaqué, il répondait sur le ton d’un héros de Corneille. Il faut le voir répliquer au jésuite Bourdin, qui avait eu l’imprudence de se jouer à lui : la fierté et l’éloquence ne peuvent s’élever plus haut. Cependant le même homme, dont l’épée et la plume lançaient des éclairs, était d’une prudence qui allait jusqu’à la timidité et même plus loin, lorsqu’il s’agissait de faire accepter sa philosophie par l’autorité dominante alors, l’autorité ecclésiastique. On ne peut vraiment pas approuver la complaisance de Descartes à l’égard des autorités théologiques et surtout sa conduite dans l’affaire de Galilée. Lorsqu’il apprend que la doctrine de celui-ci a été condamnée à Rome, il écrit à Mersenne qu’il est résolu à brûler tous ses papiers ou du moins à ne les laisser voir à personne. Il rappelle la