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quand ils parlent entre eux de la part d’initiative et de puissance morale laissée au jury dans les quelques pays du continent qui ont pourtant des prétentions à la démocratie. Chez eux, on entend tout autrement la liberté. Le jury anglais n’est point un accessoire, un frêle appendice de la justice, qu’on écarte quand il pourrait être gênant ou qu’on soumet à l’action d’un ministère public : c’est la justice elle-même dans sa forme souveraine. Il ne relève que de son opinion ; quand il s’incline, c’est devant l’autorité des faits et non devant les conclusions d’un habile réquisitoire. Le juge peut bien éclairer et diriger les débats, mais encore a-t-il soin de rappeler aux jurés qu’eux seuls tiennent entre leurs mains la libre balance dans laquelle se pèse la rigide appréciation du crime ou de l’innocence.

La partie essentielle d’un procès criminel chez nos voisins est l’audition des témoins. A peine en effet le conseil choisi par le plaignant et chargé des poursuites (counsel for the prosecution) a-t-il exposé au jury les faits s’élevant à la charge du prévenu, qu’il appelle les personnes à même de soutenir l’accusation. On a cherché la forme de serment qui pouvait le mieux lier leur conscience ; c’est ainsi que les chrétiens jurent sur le Nouveau Testament et la tête découverte, les Juifs sur les cinq livres de Moïse avec le chapeau sur la tête, les mahométans sur le Coran, les Hindous par le Gange, ce fleuve sacré, les Chinois en brisant une soucoupe[1]. Les frères moraves, les quakers et autres témoins qui par scrupule religieux ne veulent point s’engager sous la forme du serment promettent de dire la vérité, et, grâce à un nouvel acte du parlement, leur déposition est acceptée. Chacun d’eux est d’abord questionné par le conseil du plaignant, puis examiné en sens inverse par le défenseur de l’accusé ; c’est ce que nos voisins appellent cross examination. Quelques hommes de loi possèdent de l’autre côté de la Manche un art prodigieux pour ce genre de dialectique judiciaire. Ils savent arracher un aveu des lèvres les plus rebelles, redresser la moindre erreur, passer au crible les paroles légères et exposer au grand jour avec une force impitoyable les contradictions qui peuvent invalider un témoignage. Cet examen a d’ailleurs des limites qui sont toutes en faveur de l’accusé ; il n’est point obligé de justifier de l’emploi de son temps au moment où le crime a été commis ; nul ne peut introduire contre lui des faits étrangers à la cause ni fouiller d’une main indiscrète dans ses antécédens. Ce n’est point ici qu’on reprocherait à un homme prévenu de meurtre d’avoir été condamné

  1. Le témoin vent dire par là « que je sois détruit comme ce vase fragile, si je prononce un mensonge ! »