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introduite dans le mode de votation continuait d’occuper le commandant. Il demeurait de plus en plus convaincu que, si la noblesse restait en mesure d’imposer le scrutin secret aux deux autres ordres dans les délibérations particulières des chambres, l’église et le tiers échapperaient bientôt à l’influence de la cour. L’arrêt du conseil qu’il avait sollicité pour annuler cette décision venait de lui être expédié ; il avait reçu du roi lui-même l’ordre formel de biffer une délibération dont on redoutait l’influence dans d’autres pays d’états. La difficulté était considérable en présence des dispositions de l’assemblée. Celle-ci avait agi dans la plénitude de son droit, les corps délibérans devant seuls demeurer juges des mesures nécessaires pour assurer la sincérité des votes. Comment confesser d’ailleurs les motifs véritables du commandant ? Comment déclarer qu’on entendait voir clair dans le secret des délibérations pour récompenser chacun selon ses œuvres ? La communication de l’arrêt du conseil devint dans la séance du 12 novembre l’occasion d’une scène des plus violentes. Le théâtre déclara tout d’une voix que la constitution bretonne venait d’être déchirée, et que des gens d’honneur ne pourraient continuer à siéger dans une assemblée où l’autorité royale, usurpant un droit qui ne lui appartenait à aucun titre, refusait aux délégués du pays la seule garantie qui pût les défendre aux yeux de leurs concitoyens contre les atteintes d’une corruption éhontée.

Au lieu d’opposer, ainsi que cela lui arrivait ordinairement, le droit supérieur de la couronne au droit constitutionnel de la province, M. d’Aiguillon jugea cette fois habile de procéder autrement. Il s’efforça d’établir devant les délégués avec lesquels il conférait que l’intérêt de la liberté consistait précisément pour les trois ordres à ce que chacun demeurât maître de ses actes, sans qu’un ordre pût imposer aux deux autres, selon ses convenances, un mode particulier de délibérer. A l’indépendance de l’assemblée il opposa l’indépendance de chacune des trois chambres dont elle était composée ; mais, tout spécieux que fût ce raisonnement, il ne pouvait prévaloir contre ce fait, que le scrutin rendu obligatoire porterait un coup des plus graves à l’influence de la cour. Si les partis trompent souvent le pays, ils ne se trompent jamais entre eux. Le bastion fit donc une résistance désespérée : ses membres proposèrent de cesser toute délibération, de manière à rendre impossible l’adjudication des fermes, qui devait nécessairement avoir lieu en séance publique et précéder la solennité de la clôture. Ils se persuadèrent qu’en entravant cette opération dans un temps où le trésor était aux abois, ils amèneraient le ministère à renoncer à l’enregistrement de l’arrêt du conseil. MM. de Coëtanscour et de Kerguézec se donnèrent des peines infinies pour organiser cette abstention.