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semblaient prêts à mettre le royaume en combustion, et où l’étranger, partout victorieux, en menaçait toutes les frontières… Cette manœuvre singulière, qui fut longtemps ignorée, est une preuve du crédit énorme dont M. de Kerguézec jouissait aux états et de l’influence qu’un seul homme peut avoir sur le succès des affaires, quand il est parvenu à subjuguer les esprits par la supériorité de ses lumières ou par la hardiesse de ses conceptions[1]. »

L’acceptation d’un tel accord par un homme aussi dévoué à l’autorité royale que l’était M. d’Aiguillon témoignait des difficultés que rencontrait alors dans sa marche un gouvernement déserté par l’opinion publique. Il ne survivait de la monarchie que les hypocrites formules répétées par les parlemens à chaque coup nouveau qu’ils lui portaient en s’agenouillant à ses pieds. Les mêmes formules étaient soigneusement reproduites par la noblesse bretonne pour dissimuler l’audace de ses agressions, et plus celles-ci étaient dangereuses, plus le langage devenait respectueux. Comment d’ailleurs la Bretagne n’aurait-elle pas été atteinte dans sa foi monarchique devant les désastres maritimes consommés pour ainsi dire sous ses yeux ? Elle venait de voir notre dernière flotte anéantie par les Anglais sur les côtes du Croisic, et l’année suivante elle assistait à la prise de Belle-Isle, enlevée malgré l’énergie des populations riveraines, qui demandaient vainement à combattre. A tant de hontes était venu se joindre l’épuisement, car depuis trois ans la province était écrasée par le séjour de plusieurs corps d’armée. Ces troupes, destinées tour à tour à une expédition contre les îles de la Manche, puis contre l’Inde anglaise, puis enfin à la reprise de Belle-Isle, avaient fini par demeurer inutiles au milieu d’un peuple indigné. Les frais de casernement et d’étapes étaient montés tout à coup de 300,000 livres par année à plus de 1,100,000. C’était sur les hors-fonds dont les états avaient la disposition qu’il fallait trouvera couvrir cet excédant de dépenses. Et dans quel moment dérangeait-on l’équilibre, déjà si difficile, du budget de la province ? Lorsqu’on allait réclamer d’elle, indépendamment des trois vingtièmes, les deux sous additionnels dont, malgré les injonctions du contrôleur-général, M. d’Aiguillon n’avait pas osé jusqu’alors prononcer le nom ! Il savait mieux que personne ce qu’une pareille exigence avait d’incompatible avec les contrats solennels passés à chaque tenue d’états entre les commissaires de la royauté et les représentans de la. Bretagne. Le commandant avait consacré toute l’année 1760, comme l’atteste son journal, à démontrer aux ministres et au roi lui-même que l’établissement en Bretagne des deux sous par livre pourrait avoir des conséquences dont il se refusait alors à répondre.

  1. Journal du duc d Aiguillon, t. II, p. 280.