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tourne à ses premières amours, il se replonge dans la science, dans la philosophie, dans l’archéologie ; il étudie Spinoza, prépare son Laocoon. Une chaire lui est offerte à l’université de Kœnigsberg ; le cahier des charges portait que le titulaire aurait à prononcer chaque année l’éloge du conquérant de la Silésie ; cette clause révolte sa fierté, il refuse. Cependant Gautier de la Croze venait de mourir, laissant vacante la place de bibliothécaire du roi. Lessing se met sur les rangs ; ses amis sollicitent pour lui. Frédéric donna la préférence à un bénédictin français, Pernéty, esprit chimérique, qui plus tard chercha la pierre philosophale. Lessing, en colère, vend ses livres, se rejette du côté du théâtre. On l’appelle à Hambourg. Il touche au moment de réaliser son rêve le plus cher ; une fée lui a donné sa baguette, il frappe la terre, il en va sortir un théâtre, un véritable théâtre allemand, sorte d’école, d’académie dramatique, où se fera tout à la fois l’éducation du public, des comédiens et des auteurs. Les comédiens ne manquent pas : Eckoff est là, grand acteur, l’un des plus grands du siècle ; les chefs-d’œuvre vont éclore, et l’Allemagne va laver en un jour la honte de sa trop longue stérilité et de son humiliante dépendance. Par malheur les Hambourgeois n’étaient pas des Athéniens ; ils préféraient un saut de carpe à un beau vers ; les censures ecclésiastiques aidant, le parterre se vida de jour en jour ; l’arrivée d’une troupe française porta le coup de grâce au théâtre national, et tout s’évanouit comme un mirage. Après cette banqueroute, Lessing décharge sa bile sur un fat qui s’était fait fort de lui apprendre le grec ; il le couche sur le carreau, puis il fait le plongeon, et c’est dans une bibliothèque qu’il va se gîter. Il y passa les dix dernières années de sa vie ; mais à Wolfenbüttel comme ailleurs les livres ne purent se vanter de le posséder tout entier. Il régnait en monarque absolu sur cent mille volumes et sur un très beau fonds de manuscrits. Tout en inventoriant ses trésors, il composa deux drames, ses chefs-d’œuvre, et de cette bibliothèque ducale, froide, silencieuse, où semblait régner la paix des morts, il se fit une forteresse, une vraie place de guerre, d’où partaient de temps à autre des fusées et des obus qui mettaient toute l’Allemagne en feu.

Non-seulement Lessing vécut et mourut pauvre, il vécut et mourut seul. Ce n’est pas qu’il eût, comme Jean-Jacques, le tempérament d’un misanthrope solitaire. Il aimait le monde, et le monde le recherchait ; mais il était trop supérieur à ce qui l’entourait pour s’en faire comprendre, et l’Allemagne de son temps l’admira sans le connaître. Il ne put jamais rompre avec cette fatale solitude du génie qui ne trouve personne à mettre dans la confidence de son secret et qui n’a d’autre témoin que l’avenir. Environné de toutes