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parts de petites coteries étroites et cabalantes, il eut toujours la sainte horreur et des cabales et des prôneurs. Quand il accepta du duc de Brunswick cette bibliothèque de Wolfenbüttel où il est mort, ce fut à la condition qu’on le dispenserait de paraître à la cour. Il n’eut dans sa vie qu’une heure d’éblouissement ; un jour il fut sur le point de se donner, il jugea que le vainqueur de Rosbach était digne de protéger Lessing. Frédéric se chargea de lui ôter la seule illusion qu’il se soit faite sur les hommes[1]. Il eut des amis sans doute, de chauds amis, et il leur fut toujours fidèle. Ils lui donnaient des conseils dont il prenait livraison, et c’était tout ; de son côté, il les fournissait d’idées, et ils en faisaient ce qu’ils pouvaient ; lui seul s’entendait à couver ses œufs. Si chers cependant que lui fussent les Nicolaï, les Mendelsohn, il leur échappait sans cesse ; il les déconcertait, les déroutait ; ils avaient beau faire, ils ne pouvaient le suivre dans les brusques évolutions de son esprit et de sa vie ; ils l’admiraient, mais avec étonnement, avec stupeur, et qu’est-ce qu’une amitié qui s’étonne? Quant à lui, rendre un service lui paraissait plus facile que de s’expliquer, et si ses amis purent toujours disposer de son cœur, ils ne possédèrent jamais sa pensée.

Dirons-nous après cela, avec le biographe populaire de Lessing, M. Stahr, que la vie de l’auteur de Nathan fut un long martyre? Lessing lui-même réclamerait ; il repousserait notre pitié comme un affront. Si la fortune lui fut ennemie, il avait en lui de quoi résister à ses coups. La nature l’avait armé en guerre ; il était né cuirassé, il se portait bien, et ses blessures n’étaient pas longues à se fermer. Prompt, emporté, la tête près du bonnet, le sang bilieux et pétillant à ce point d’avoir toujours le pouls fréquent et presque fébrile, il était sujet à des fougues, comme Diderot ; mais il n’avait point comme lui le cerveau fumeux. L’extrême vivacité de ses impressions subissait le contrôle d’une raison supérieure, et son regard, merveilleusement clair et rapide, dévorait les nuages que la destinée amassait autour de lui. Les dieux lui firent cette grâce qu’implorait le héros d’Homère : il combattit toute sa vie à la clarté du jour. Point de vaines mélancolies, point d’inutiles retours sur lui-même : de courts abattemens, des amertumes passagères, des

  1. On a donné une place à Lessing dans les bas-reliefs qui décorent le socle de la statue équestre du grand Frédéric à Berlin. L’artiste, dit-on, voulait y faire figurer Voltaire ; mais, par scrupule patriotique, le feu roi s’y opposa, bien qu’il passât pour lire et admirer Candide. Quoi qu’il en soit, dans ces bas-reliefs, les places d’honneur ont été décernées aux généraux ; Lessing et les autres écrivains allemands ont été relégués sur le derrière, juste sous la queue du cheval. Frédéric ne les voit pas. Il ne les avait jamais vus.