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ce travail nécessaire d’abstraction ; il débrouille le chaos, il ne laisse subsister des objets que ce qui intéresse notre pensée et ce qu’il nous plaît d’en considérer ; il nous introduit ainsi, sans qu’il nous en coûte le moindre effort, au spectacle de la nature et du monde. L’art est la nature concentrée, et cela est vrai de tous les arts, de la poésie comme de la sculpture, comme de la peinture ; mais il n’est pas moins important de marquer la différence que la ressemblance des arts. Chacun a ses moyens, son instrument, et l’on ne peut tout faire avec un seul instrument ; c’est dire que chacun a son ordre de beautés qui lui est propre, et qu’il ne doit pas tenter de sortir de sa condition ; chacun a son éloquence, et cette éloquence ne se prête pas à tout exprimer ; ce que me dit la musique, la peinture ne me le dit pas ; la sculpture est muette sur les secrets que la poésie me révèle. Lessing réfute sans peine le comte de Caylus, qui semblait croire que tout ce qui est beau en poésie ne peut manquer de l’être en peinture ; Lessing lui répond avec raison que les paysages les plus sublimes des poètes sont intraduisibles au pinceau. Quel tableau de chevalet fera-t-on sur ces vers si vantés de Virgile : « Neptune élève au-dessus des ondes son front majestueux : Race insolente, qui vous inspira cette audace ?… » Cette tête qui sort de l’eau sera ridicule, si ce n’est la tête d’un dieu, et pour habile que soit un peintre, comment s’y prendra-t-il pour me nommer Neptune ? Il y a des beautés invisibles qu’il ne faut pas essayer de nous faire voir ; nous ne pouvons que les imaginer. Il y a de même des beautés vagues qui échappent aux arts précis. Par quelles couleurs, par quels mots rendra-t-on le mystère de passion que raconte à l’oreille et au cœur une symphonie de Beethoven ?

Ce qui importe surtout, c’est la distinction des arts qui relèvent de l’espace d’avec ceux qui relèvent du temps. Les arts du dessin s’expriment par des lignes et des couleurs juxtaposées, dont la combinaison produit un effet instantané. La poésie, comme la musique, emploie des signes successifs, que nous percevons un à un. Aussi la poésie reproduit-elle la succession des pensées et l’enchaînement des actions. La peinture, qui est soumise à la loi de l’unité de point de vue, ne dispose que d’un instant, et ne saurait assez délibérer sur le choix de cet instant, qu’elle va fixer sur la toile à jamais. Qu’elle s’interdise, comme la sculpture, de représenter des passions et des sentimens extrêmes ! Ce qui est excessif ne peut durer, ce qui de sa nature est fugitif ne saurait demeurer devant nous en permanence. La Mettrie s’était fait peindre avec le rire éternel de Démocrite. « La première fois que nous voyons ce portrait, disait Lessing, c’est un philosophe qui rit ; dès la seconde fois, ce n’est plus que le ricanement d’un fat. » Le peintre et le