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sculpteur doivent se préoccuper aussi de laisser à notre imagination une certaine liberté, un certain jeu ; il importe qu’elle puisse aller et venir, rester en-deçà de ce qu’on lui montre ou passer au-delà, et les situations extrêmes exercent sur elle une sorte de contrainte, la tyrannisent, la mettent au pied du mur. C’est par cette raison que Lessing approuve le sculpteur de n’avoir pas fait crier Laocoon ; au-delà du cri, il n’y a plus rien, et notre pensée n’est à l’aise que lorsqu’elle conçoit quelque chose qui dépasse ce qu’on lui fait voir. Il est un peintre qui, mieux que tout autre, a connu cet art de mettre au large notre imagination. Celui qui a peint l’Entrée des Croisés à Constantinople et le plafond du palais Bourbon a su choisir comme personne l’instant heureux qui convient à la peinture. Dans le Massacre de Scio, il pouvait mettre sous nos yeux les affres de la mort ; il l’a reculée à l’arrière-plan avec les fumées de l’incendie. Elle n’y restera pas longtemps ; nous la voyons s’approcher sous la figure d’un janissaire qui presse du doigt la détente de son fusil. Quel sera son premier choix ? Les prisonniers attendent, celui-ci, épuisé par la maladie, par ses blessures, et qui a déjà commencé de mourir, celui-là stupide de désespoir, un troisième couvrant son visage de ses mains pour mettre la nuit entre sa destinée et son épouvante, un autre encore qui ne sait plus rien de ce qui se passe autour de lui, et dont l’œil fixe, perdu dans le vide, évoque des ombres. Ce groupe immobile de condamnés répand dans cette scène d’horreur comme une immensité de silence et d’attente. L’artiste n’avait que l’espace, nous lui fournissons le temps ; il n’a représenté qu’un moment, et notre imagination, complice de la sienne, se charge de le faire durer. Nous nous sentons aux prises avec un spectacle éternel.

Faute d’avoir suffisamment réfléchi sur les limites respectives des arts, Winckelmann était pour les artistes un conseiller dangereux. Il avait eu deux maîtres, un grand homme et un homme médiocre. Le grand homme était Platon, l’homme médiocre un peintre allemand, Œser, que Rumohr appelle brutalement le plus cadavéreux des maniéristes[1]. Œser et Platon inoculèrent l’un et l’autre à Winckelmann la coupable faiblesse qu’il eut toujours pour l’allégorie. Il partait de ce principe qu’il y a une beauté incréée et impérissable, qui n’a rien de sensible, rien de corporel, qui n’est pas non plus un discours ou une science, qui ne réside pas dans un être réel et particulier, ou dans la terre, ou dans le ciel, ou

  1. Rumohr. Italienische Forschungen. Ce livre d’un homme de sens et de goût, d’un vrai connaisseur, est la meilleure réfutation du platonisme appliqué aux beaux-arts. Voyez sur Œser une intéressante notice de M. Otto Jahn dans ses Biographische Aufsätze, — Goethe und Œser, Leipzig 1806.